— Hier après-midi.
— Donc, le sac de l'appartement a eu lieu cette nuit !
— Sans aucun doute !
— Fais venir du trèpe de la Maison Poulaga, on interroge tous les habitants de l'immeuble, tous le voisinage sur le boulevard et la bignole, naturellement ! Une équipe comme celle qui a sévi ici n'est pas passée « complètement » inaperçue, merde !
Il va au bigophone du salon. Pour ma part, je cherche la chambre de la frangine assassinée. C'est elle que je suis venu explorer. Note que les vandaux[7] m'ont facilité l'exploration car tout ce que pouvait contenir la pièce gît sur le plancher, pêle-mêle.
Alors voilà ton sublime Sana à croupetons, comme s'il se laissait pratiquer feuille de rose, déplaçant les objets un à un, en quête de ce qu'il espère sans que cela ait, dans son esprit, de forme précise. Je suis à la recherche d'accessoires, comprends-tu ? Non ? Tu piges pas ? Tant pis pour toi, c'est trop vague dans ma tronche pour que je puisse te développer l'idée. D'autant que je peux me gourer. Seulement, j'arrive à une période de mon enquête où il y a à la fois surchauffe et clarification dans mon bulbe, où les pressentiments prennent le relais, me guident ! Je cherche et je trouve. Deux éléments qui parlent d'évidence à ton Sana joli.
Frétillant comme le setter irlandais quand il vient de découvrir la grouse flinguée par son maîmaître, je radine au salon.
Plâtroche a raccroché. Les mains au dos, à la duc d'Edimbourg filochant sa rombiasse, il examine le tragique décor. Il remue ses lèvres sèches : il a soif, il est en manque de rosé d'Anjou.
Je dépose ma provende sur une table encore munie de ses quatre pieds par miracle.
— Qu'est-ce que c'est que ce ceinturon qui fait au moins vingt centimètres de large ? Et cette espèce de harnais avec des sangles de cuir ? s'inquiète mon chose-frère (dont le féminin est consœur).
— Le ceinturon écrase la poitrine et le harnais compose une bedaine, salanternéclairé-je.
— Comprends pas, révèle Plâtroche.
— Parce que plus con que toi, tu meurs !
— Merci de l'explication, renfrognit mon hélas collègue.
Alors cette pitié, mâtinée de charité chrétienne, qui m'anime et reste à l'état plus ou moins endémique dans mon cœur trop lourd, me pousse à le décurioser :
— Une bonne femme, sœur jumelle d'un mec bedonnant, veut se faire passer pour lui. Côté gueule, il n'y a que la chevelure à corriger ; mais côté tronc, elle doit gommer ses vieilles mamelles tombantes et s'affubler d'un faux ventre puisqu'elle est à peu près plate. On est à l'unisson, maintenant, fleur de crêpe ?
— Tu veux dire que la frangine se faisait passer pour Jean Bonblanc ?
— Elle l'a fait une fois au moins, afin d'avoir accès à son coffre de la banque. Sa voix de rogomme a dû la servir. Et sans doute a-t-elle conservé son chapeau car le père Bonblanc faisait un peu maquignon endimanché, si j'en crois son cadavre.
« Donc, ayant appris à imiter sa signature (et des jumeaux ont des dons naturels pour cultiver leur mimétisme), ça ne lui a pas été difficile de se faire ouvrir le coffiot. Elle s'est contentée d'y placer la bafouille dont je t'ai parlé. »
— Pour quelle raison ?
— J'ai des perspectives. Des hypothèses d'école, comme disent tous ces cons depuis un certain temps. Ma matière grise est délimitée de qualité supérieure, Plâtroche, force m'est de le dire, ma modestie dût-elle en souffrir.
— Alors, expose, génie de la Bastille !
— Point encore, laisse-moi fureter dans cet appartement dévasté. J'ai l'impression, non pas de procéder à une perquise, mais de faire les poubelles.
— Tu veux que je t'aide à chercher ?
— Trop difficile.
— Pour quelle raison ?
— Parce que j'ignore ce que je cherche.
Et alors, je vais glaner. Quand j'étais môme, on arpentait les champs de blé fraîchement moissonnés, ma grand-mère et moi. On se piquait les chevilles avec le bas des tiges. On ramassait les épis ayant échappé à la botteleuse. C'était émouvant de prendre à la terre cette écume de récolte. On arrivait à confectionner au bout du compte une énorme gerbe qu'on allait ensuite secouer dans le poulailler. Les cocottes s'en faisaient péter le gésier de tout ce grain noble et pur qui les changeait du mélange acheté chez M. Monfagnon l'épicier.
Et alors, dans l'appartement des Bonblanc, me voilà redevenu glaneur. Courbé bas, comme sur une toile de Millet, je cherche ce que les pillards ont bien voulu me laisser, soit que cela leur ait échappé, soit que ça ne les ait pas intéressés, eux ! Et je découvre des choses, effectivement. Des choses insignifiantes en apparence, mais qui revêtent un intérêt pour moi, parce qu'elles confortent mes doutes, structurent mon postulat, comme on dit dans la belle presse. C'est menu, imperceptible, apparemment insignifiant comme une pièce de puzzle d'une seule couleur et sans motif qui appartient à un aplat figurant la mer ou une prairie, voire le ciel. Seulement, elles s'emboîtent. Et le commissaire Cent-ans-de-tonneau chemine. Sa pensée va l'amble, levant simultanément les deux pattes du même côté ! Bientôt il va caracoler.
Taciturne, Plâtroche me défrime, à distance, mi-écœuré, mi-sceptique. En tout cas assoiffé de fond en comble. Il me tient pour un zozo, mais pour un zozo inspiré. Un poulet qui tourne le dos aux méthodes enseignées à Saint-Cyr-au-Mont-d'Or[8], qui tire à hue, qui baise à dia, mais qui parvient au poteau d'arrivée avant les autres, malgré tout, ça se respecte.
Soixante minutes plus tard, ayant réuni mes « épis » dans un sac de plastique déniché dans les décombres de la cuisine, je me dirige vers la sortie. J'ai oublié Plâtroche, lequel me trottine au lion en bêlant :
— Je dois remettre les scellés ?
Ça me fait hausser les épaules.
— Est-ce qu'on pose les scellés sur une boîte à ordures ?
CHAPITRE XI
BARBICHETTE PARTY
Il commence à me pomper, Plâtroche, avec sa frime de faux témoin. Pendant un moment, c'était assez jouissif de l'avoir à ma botte après qu'il m'eût humilie à Glanrose, mais la vengeance, on s'en fatigue vite. Tu la raves longtemps, la convoites. Et puis tu l'obtiens, et alors un gris sentiment d'écœurement te biche. Elle se mange froid, et les bouffes froides te débectent rapidement. Tas beau y mettre de la moutarde, te confectionner une mayonnaise, tu la remises dans le frigo de la mémoire… où tu l'oublies.
Parvenus à la Grande Casbah, je lui tends brusquement la main. C'est si inattendu qu'il me regarde la paume et les cinq doigts comme si je les mettais en vente.
— Tu pars ? il hébète, en fin de méditance.
— Non, j'arrive.
— Et moi ?
— Toi, tu peux foncer au ciné voir le dernier Bertrand Blier, ou mieux encore aller te faire sucer par une personne peu regardante sur la qualité. Salut !
Il reste planté au mitan du couloir, tel un arbre de la Liberté dans une cour d'école. Tout compte fait, c'est au troquet qu'il va.
Je me sens harassé, comme après un coït à répétition ou une longue course à travers bois. C'est le temps aussi, qui t'amollit les muscles. Une chaleur précoce et lourde. Mon bureau baigne dans une pénombre fraîche. En y pénétrant, j'avise mon brave Noirpiot installé à une petite table modestement placée à l'écart de mon burlingue à tiroirs, près du placard-portemanteaux. Il téléphone en prenant des notes. Je vais m'installer dans le fauteuil pivotant, que je me plais à faire grincer pendant les interrogatoires, histoire de limer les nerfs de mon vis-à-vis.
7
Paraîtrait qu'on dit « des vandales ». Pour plus de sécurité. je te prie de rectifier et de lire au lieu « Note que les vandaux m'ont facilité l'exploration ». « Note que le vandale et ses compagnons m'ont facilité l'exploration ». Merci.
8
Fameuse école de la région lyonnaise où sont formés les valeureux commissaires fleurant de notre police.