Je déballe mon fourbi du sac. Le marché a été bon. Y a hausse sur les melons, mais la pomme de terre nouvelle devient abordable.
Je pose devant moi une feuille blanche et j'écris. Merde, mon stylo est en cale sèche ! Me rabats sur une innocente pointe Bic, toujours vaillante ! Dessine un rond. Un rond, en haut et à gauche, qui s'appelle Jean Bonblanc. J'en trace quatre z'autres superposés à droite et plus bas. Ils représentent la frangine, l'ex-épouse, l'associé, la secrétaire. Nettement détaché, beaucoup plus bas, un sixième cercle est baptisé Torcheton.
J'en place un septième, mais dessiné en pointillé celui-là, pour le différencier de ses potes, et lui, il se nomme D.C.D.
Et cette page avec ces ronds devient une boule de cristal dans laquelle je m'abîme, dans laquelle je m'enfonce comme dans un brouillard nimbé du soleil qui va le dissiper. Je « vois » des trucs. En flou, en fantasmagorique.
Jérémie Blanc a raccroché. Il s'est tourné face à moi et observe mon « envoûtement » depuis sa petite table subalterne. C'est un regard confiant, un regard respectueux, pas du tout l'œil torve et sarcastique de Plâtroche. Je finis par surprendre ses grosses prunelles attentives et je lui souris.
— Où étais-tu, ce morninge ? je questionne.
— Dans les bureaux du Parisien Libéré.
— Tu vas me lâcher pour tâter du journalisme ? Tu souhaites devenir l'Albert Londres du Sénégal ? Prendre le relais quatre fois deux cents lignes de Senghor ?
— Je suis seulement allé compulser la collection. C'est un quotidien particulièrement axé sur le fait divers.
— Tu espérais trouver de l'inédit sur l'affaire du boulevard Richard-Wallace ? Tu t'es dit qu'un reporter plus marIe que nos roussins aurait des sources d'infos privées ?
— Ce n'est pas l'affaire du quadruple assassinat qui m'intéresse.
— Quoi d'autre, alors ?
— L'incendie dans lequel a péri la première Mme Bonblanc, jadis.
J'acquiesce, ravi.
— J'ai le regret de t'informer, Jérémie, que tu es un vrai flic, pur fruit, pur sucre ! Faut avoir du chou pour remonter si loin.
Mes louanges le font sourire de fierté. Pour lui, mes paroles — quolibets exceptés — sont d'évangile.
— Et il a eu lieu dans quelles conditions, ce fameux incendie ?
Le négro contemple les notes étalées devant lui.
— En 1963, Jean Bonblanc est déjà à la tête de sa petite usine d'emboutissage. Il est marié avec une demoiselle Aimée Torcheton et ils habitent une maisonnette qui jouxte l'entreprise. Un pavillon sans histoire, comme il en existe encore des dizaines de milliers dans la région parisienne. Les 17 et 18 juin, il se trouve en Belgique pour le travail. Au cours de la nuit, sa maisonnette prend feu d'une façon inexplicable ; l'enquête pense à une fuite de gaz. La jeune Mme Bonblanc périt dans l'incendie.
Le Noirpiot enfle le ton et détache ses mots :
— Détail qui ajoute encore à l'horreur : elle était enceinte de trois mois.
— Passionnant ! m'exclamé-je. Oh ! comme je suis content de toi, mon nègre aux lèvres lippues !
— C'est le contremaitre Justin Aubier (que tu as rencontré) qui annonce au petit matin la sale nouvelle à Jean Bonblanc. Ce dernier n'a pas quitté Bruxelles. Il a eu un dîner avec un industriel wallon qui s'est terminé tard. Ils ont fait la tournée des brasseries et Bonblanc a fini la nuit en compagnie d'une entraîneuse ramenée à son hôtel, une nommée Marika Baumer.
« Comme Jean et Aimée s'étaient assurés sur la vie au bénéfice l'un de l'autre, l'ami Bonblanc a palpé un gros paquet de fric qui l'a aidé à se consoler de son veuvage. Le pavillon était également dûment couvert par une autre assurance.
— Donc, murmuré-je, s'il n'y a pas eu de galoup dans l'enquête, Bonblanc n'a pas mis le feu à sa baraque ?
— Matériellement c'était impossible, car tu penses bien que les assureurs, plus motivés que les poulardins, ont épluché son emploi du temps ! Cherchez à qui le crime profite ! Mais cela dit, il a peut-être eu recours à de la main-d'œuvre qualifiée ? On a dû faire des recherches dans ce sens mais elles se sont avérées négatives.
— C'est tout, fiston ?
— Tu trouves que ce n'est pas suffisant ?
— Amplement.
C'est marrant. Moi qui ne fume pas, j'allumerais volontiers un Davidoif number one si j'en avais un sous la main. Besoin d'un must insolite. Une allégresse m'impétuose les sens.
— Décidément, fais-je, Bonblanc a toujours des alibis en fonte renforcée quand des gens meurent sous son toit.
— Tu parles du quadruple assassinat ? j'opine.
Jérémie rigole grand comme un écran panoramique (en plus blanc).
— Evidemment, dans ce dernier cas, il était mort ! fait-il.
— S'il avait été vivant, il en aurait eu un tout de même.
Je tapote les divers éléments résultant de ma « glane » et qui sont étalés en éventail sur mon burlingue.
— Tu es sûr ?
— Voici son billet Pans-Genève par l'avion Swissair de 18 heures établi pour le jour de sa mort. Voici sa réservation à l'intercontinental de Genève. Voici un papier écrit de sa propre main sur lequel il a noté « Restaurant du Vallon Rte de Florissant 182, Conches. O.K. pour 21 h. » Ce qui indique qu'il avait retenu une table dans cet établissement réputé. Donc, il se serait trouvé en Suisse pendant les meurtres, tout comme il se trouvait à Bruxelles lors de l'incendie.
— Tu oublies un élément capital : les quatre personnes ne se seraient pas retrouvées chez lui s'il n'était pas mort, objecte mon sombre ami.
Je ricane fort, comme Satan dans le Faust monté à l'opéra de Saint-Locdu-le-Vieux.
— C'est nous qui avons décidé que ces gens avaient été réunis par sa mort. En fait, ce rendez-vous général avait été organisé de son vivant.
— Raconte.
— L'associé et la secrétaire se trouvaient en Belgique depuis la veille et sont rentrés en voiture dans la soirée. ils ignoraient la mort de Bonblanc en arrivant boulevard Richard-Wallace.
Je montre un papier.
— Ceci est un mot de la secrétaire adressé à Bonblanc. « D'accord, cher Jeannot (une secrétaire qui appelle son patron Jeannot, hein ? bon !), nous nous arrangeons pour quitter Bruxelles à l'heure du dîner et ainsi arriverons-nous chez vous à l'heure que vous indiquez. » Quant à la seconde femme, elle avait expédié ce poulet : « D'accord pour la rencontre. J'en profiterai pour aller consulter mon avocat la veille. » Tu ne trouves pas fort de caoua, tézigue, que ce gros maquignon convoque à son domicile ceux qui devaient y être assassinés et qu'il ait organisé un voyage à Genève parallèlement ?
M. Blanc sifflote I love you my love, une chanson française du fameux groupe « Prière d'Insérer », lesquels (le groupe et la chanson) connaissent cet après-midi et jusqu'à la fermeture des bureaux de postes un colossal succès.
— Les résultats tombent comme à Gravelotte ! fait-il. Où as-tu déniché ces papiers ?
Je lui résume.
— Tu trouves logique que Jean Bonblanc les ai conservés ?
— Il ne les avait pas conservés, ils étaient dans la broyeuse à papelards fixée sur son bureau. Comme le hasard et la Providence font équipe pour secourir les flics en campagne, il se trouve que le pas de vis dudit appareil tourne à vide. Bonblanc ne s'en est pas aperçu et les documents qu'il comptait détruire se trouvaient froissés et plus ou moins effrangés dans le tiroir aux résidus.
Mister Négus abandonne son siège pour venir déposer son cul d'athlète sur l'angle de mon bureau.
— Bon, à présent, dis le fond de ta pensée, m'enjoint-il.