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Elle raconte sur le pas de sa porte, mémé, de sa petite voix nonagénaire, flûtée et chevrotante. On écoute, on compatit. Mon brave Jérémie a ses lotos pleins de larmes. On promet à la vieillarde chenue de retrouver l'automobiliste criminel. Elle nous fait jurer qu'on lui placera une balle dans la nuque, à la chinoise. Elle est prête à nous rembourser le projectile bien qu'elle ne soit pas riche. On dit que ça ne sera pas la peine, qu'une balle perdue, c'est dix de retrouvées !

Ça la réconforte un brin, la perspective de vengeance, pas beaucoup, mais tout de même.

Moi, d'une habileté diabolique, j'oriente la converse sur le métier du fils. Ah ! il dirigeait une usine ? Ben dites donc, il avait des capacités (bien que ça ne soit pas un type bidon !). Elle pleurniche que justement son patron, Jean Bonblanc, vient de trépasser, ce qui lui a causé un féroce chagrin. Dites-moi, ils se seront suivis de près, les deux. En somme, c'est ça, l'amitié. Deux bons copains qui se filent le dur jusqu'à la mort. Comme c'est beau, comme c'est grand ! Vous dites ? L'ami Bonblanc n'était pas si gentil que le croyait le fiston ? Il l'exploitait ? Le prenait pour son larbin ? L'a arnaqué de ses parts, jadis, et le bon Justin n'y voyait que du feu ! Il était à la botte de Jeannot, ça ne s'explique pas.

M. Blanc et ma pomme, on joue les échassiers sur le paillasson. On danse d'un pied sur l'autre comme deux envies de pisser mitoyennes. Mémère dans ses douleurs et évocations, elle a pris un siège de son vestibule et s'est installée dans l'encadrement de la porte. Elle a posé ses vieilles mains déformées sur ses genoux qui le sont plus encore. Ses larmes rances finissent par se tarir. A cet âge on urine davantage qu'on ne pleure. Les liquides descendent, y a plus suffisamment de pression pour les faire monter. On ne hisse plus, on pisse !

Bon, je crois qu'elle avait décelé avec justesse la personnalité véritable de Bonblanc, la mère. L'avait cadrée juste, grâce à cette clairvoyance femelle qui nous aide à ne pas trop nous casser la gueule. Elle raconte la manière que Jeannot l'a bien fabriqué, son nigaud ! Du grand art ! Et lui, bon con, marchait au doigt et presque à l'œil, vu qu'il gagnait des clopinettes à l'usine. Tout ça. Le mur à prières, le moulin des lamentations. Je laisse dévider. Et puis, poum ! Au détour d'une respiration laborieuse, j'y vais de ma banderille secrète (la botte, je la garde pour les jeunes femmes) :

— Dites-moi, ma pauvre madame, votre fils aurait-il connu un homme du nom de Lowitz ?

Mémé, elle allait pécorer de plus rechef, dire davantage sur ce salaud de Bonblanc. Ma question la laisse la clape béante comme chez le dentiste qu'elle n'a jamais fréquenté (chicot chicot par-ci, chicot chicot par-là, comme on chantait). Son menton galochard se met à trembloter. Elle branle sa tête de maillet au manche de son cou, ainsi que l'a écrit Jean-François Revel dans son traité sur le fromage de tête à travers les âges.

Elle finit par murmurer, kif une qui boufferait du lapin en redoutant de se planter une perfide esquille dans la gencive :

— Où vous allez repêcher ça, vous ?

En moi, le vent du soulagement gonfle les voiles de l'espoir.

— Ça vous dit quelque chose ?

— Et comment ! Mon pauvre Justin a failli perdre sa situation à cause de ce bonhomme.

— Disez ! Disez, chère médème !

Elle.

Et voilà ce qui résulte. Au début des années 60, Bonblanc avait engagé à l'usine un ingénieur originaire d'un pays de l'Est, qui était parvenu à « choisir la liberté ». Jeannot voulait développer son affaire. L'homme, Ernst Lowitz, possédait d'énormes capacités (lui aussi). Très vite, Bonblanc s'en enticha et le préféra à Aubier. Il l'invitait souvent dans son pavillon proche de l'usine, le bruit courut que le réfugié était devenu l'amant d'Aimée Bonblanc, née Torcheton. Lorsque la jeune femme tomba enceinte, on fit des gorges chaudes et chacun d'attribuer la paternité de l'enfant à Lowitz !

Aubier, en bon petit camarade revanchard, mit Bonblanc au courant de ces rumeurs. Ce dernier piqua une crise noire et renvoya Lowitz avec pertes et même fracas. Mais d'aucuns le virent encore rôder autour du domicile des Bonblanc quand Jeannot s'en trouvait absent, et puis quelques temps après, il y eut le terrible incendie dans lequel mourut la jeune femme et on n'entendit plus parler du Polonais, ou Tchécoslovache, ou Hongrois, ou j'sais pas quoi de ce genre, monsieur le policier.

Jérémie a fini par s'asseoir sur la première marche de l'escalier. Moi, j'ai des fourmis plein les guibolles. Des rouges, les plus perfides ! Alors je remercie Mme Aubier mère et je la plante (des pieds) dans son encadrement de porte, ses souvenirs et son chagrin.

Les marches (de bois) branlent, ce qui est bon à savoir, qu'on ne peut jamais prévoir de qui ni de quoi on risque d'avoir besoin dans la vie (disait ma mère-grand).

Une fois dehors, où le soleil ne désempare pas en ce juin radieux, je chope le grand par l'épaule.

— Ça se met bien en place, non ?

— On dirait. Combien d'enseignements tires-tu de cette visite ?

— A première vue : deux.

Il s'arrête, indécis, ses boules de billard jaunes assombries par la surprise.

— Je ne vois pas le second, avoue-t-il.

— Ça concerne le coup de grelot que j'ai reçu à Glanrose. Le type, Mister D.C.D., me parlait de l'assassinat du « vieux ». J'ai enquêté auprès d'Aubier et ça m'a aiguillé sur Beauvais où, effectivement, j'ai trouvé un vieux assassiné ; en réalité, le vieux dont parlait D. C. D., c'était Aubier ! Il a annoncé la chose une trentaine d'heures avant qu'elle ne se produisît.

— Et Torcheton, alors ?

— Lui, sa mort vient d'ailleurs. Il avait raison, Achille : c'est bien l'affaire du siècle. Une histoire où tout le monde a projeté de tuer quelqu'un, seulement un grain de sable a fait que les choses n'ont pas eu lieu dans l'ordre préétabli. Et ce grain de sable, c'est la mort naturelle de Jeannot-Ie-chaud-lapin. Il y a eu un état de crise aiguë dans un essaim de crapules qui se tenaient par la barbichette. Le premier qui rira n'aura pas une tapette, mais il avalera son extrait de naissance ! Et ils l'ont presque tous avalé. Ne reste plus grand monde pour dégager la vérité vraie, la rendre bien lisible. En gros, je sais tout, mais je le sais par intuition, je le sais en vrac, je le sais pêle-mêle. Ce que je ne sais pas…

Il connaît ma formule, me devance :

— Ce que tu ne sais pas, tu le devines, et ce que tu ne devines pas, tu le pressens !

— Tout juste, Auguste.

On atteint ma Maserati, on s'y installe. Un sauna ! Car elle stationnait en plein soleil. Vite fait, j'enclenche la clime. Un air glacé nous éponge la sueur. M. Blanc fouette de la négritude. Chacun son parfum. Nous autres, blafards, paraît qu'on pue le cadavre, ce qui est moins joyce que de schlinguer la ménagerie.

— Bien entendu, cap sur Saint-Locdu-le-Vieux ? murmure le grand.

— Ça va de soit.

— Il sera dit que nous y passerons toutes nos soirées !

— On risque de conclure ce soir, Jéjé.

Je m'arrache de Pantruche par des souterrains point encore saturés. Je pourrais mettre la radio, mais ça nous gênerait pour gamberger.

Il dit :

— Tu trouves normal, toi, que l'hôtesse de l'air reste chez Béru délibérément ?

— Oui.

— Elle est à ce point convaincante, la queue d'âne de ce gros sac à merde ?

— C'est pas ça, mon petit Suédois.

— C'est quoi, alors ?

— N'oublie pas que tout le monde se fait zinguer dans cette aventure ; la môme sait que sa partition est jouée et qu'elle risque d'y passer. Là-bas, c'est la planque idéale pour voir venir. Elle a lâché un peu de lest afin de nous amadouer, maintenant il va falloir lui faire cracher tout ce qu'elle n'a pas dit, et ça, c'est pas les charmes phénoménaux de Béni, ni même sa colle forte qui pourront nous le faire obtenir.