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On perçoit un glissement menu, et voilà qu'un gaspard gros comme un chat castré traverse la bicoque pour enquiller une fente du plancher. Ça nous réagit, cette vilaine bestiole.

— C'est chié ! finit par déclarer M. Blanc, lequel, nonobstant son vocabulaire abondant, use exagérément de ce terme pour traduire ses émotions fortes.

Il ajoute :

— C'est vachement chié !

— Effectivement, renchéris-je, la vie de feu Jean Bonblanc ne devait pas ressembler à celle de saint François de Sales. Cet appareil téléphonique clandestin en est la preuve ; de même que ces « gens nuisibles » auxquels fait allusion D.C.D. dans ses messages écrits et téléphonés. Il va falloir déterminer par quel tour de force le vieux cantonnier Jean-Baptiste La Goyet continue d'être titulaire d'une ligne téléphonique plusieurs années après qu'il ait quitté ce monde.

Je remets le tableau pieux en place. L'humidité en a gondolé le papier, mais le cœur radieux de Notre Seigneur continue d'irradier. Cette tache rouge éclaire la masure.

Jérémie regarde sa montre.

— On ne peut rien entreprendre ce soir, annonce mon pote ; il est plus de dix-huit heures et tout est fermé.

Pourtant il fait grand jour et le mahomed nous remet sa tournée. Juin, c'est le mois émouvant où les jours deviennent longs après les giboulées de mars, les crachotis d'avril et les premiers sourires de mai. Je regarde la route d'un blanc bleuté, l'horizon que les champs soulignent de vert et d'or. Tu dirais une mer végétale : les blés qui poussent, le colza, les haies dont certaines sont encore en fleurs…

— C'est juste, reprends-je, on ne peut plus faire grand-chose. Si nous allions rendre visite à Béru, en Normandie, puisque nous sommes sur la route ?

— Il te manque, ton gus plein de merde, note Jérémie en souriant triste.

— Il ne me manque pas, il m'inquiète. Ça me tracasse qu'il ait quitté sa mégère, son moutard, ses bistrots, le boulot, et nous par-dessus le marché, pour filer le parfait amour dans son bled natal.

— C'est le big love, lui et la petite Canadienne, ricane l'homme des Afriques.

— Il a eu d'autres coups de cœur, mais jamais encore il n'avait largué son univers pour retourner aux sources dans la ferme de ses vieux. C'est une grande première. Tu es d'ac' pour qu'on lui rende visite ?

— Puisque tu en meurs d'envie !

Une plombe et dix broquilles plus tard, on passe le panneau indiquant Saint-Locdu-le-Vieux. S'offre alors à nous un gros bourg normand, massif et paisible, dans l'or du soir qui pointe. Maisons à colombages, vastes granges débordant de matériel agricole, vaches dodues, nonchalamment couchées sous des pommiers, barrières de bois paraissant avoir été peintes par Boudin ou Corot ou tout autre gazier lécheur en mouillance de belle nature.

Ça sent bon la terre grasse, le fumier fertilisant, le cidre frais. La localité s'étale sur une colline opulente. Pour l'atteindre, nous avons traversé Saint Locdu-le-Petit, une sorte de bourgeon tardif, de dévalade issue de l'autre, donc plus récente. On est passés devant une fruitière moderne, des lotissements désobligeants, bâclés et cons ; qu'en banlieue, passe encore, la banlieue c'est la zone sacrifiée des concentrations humaines, le fourre-tout où voisinent, pêlemêle, les rêves à bon marché et les nécessités sociales. Mais ces clapiers dans la belle campagne de France me font grincer des fesses. J'ai honte de les voir proliférer de plus en plus, chancres de briques et de brac ! Déshonorance des nobles régions. Bras d'honneur à la nature complice ! Quand tu penses, qu'autrefois, le moindre artisan faisait de son outil de travail une œuvre d'art ! Rabots sculptés, houes ciselées, barattes élevées à la dignité de meuble ouvragé ! Et à présent la merde ! Formica, comblanchien (de garde), béton, aggloméré… Le bois n'est plus du bois, ni l'acier du fer traité. Aucune différence entre les habitations, les autos, les ustensiles divers. Tout plastique imputrescible, qui brave les millénaires. L'homme n'a vraiment su créer qu'une chose qui soit éternelle : ses ordures !

Et donc nous déboulons à la vitesse de 50 km prescrite par panneaux dans cette célèbre localité qui vit naître Bérurier Alexandre-Benoît (dit Béni, dit le Gros, dit le Gravos, dit l'Hénorme, dit l'Enflure, dit Sa Majesté, dit le Mammouth, dit le Mastar, dit Gradube, dit l'Infâme, dit Queue-d'âne, etc.).

Etant déjà venu en ces lieux réputés, je trouve sans peine la petite route blanche, à droite après la fontaine. Je passe devant l'épicerie Lamouille, puis devant l'antre du maréchal-ferrant (lequel s'est reconverti dans la vente des tracteurs sans modifier sa forge).

Deux ou trois maisonnettes semi-rurales, et on attaque la vraie parpagne aux tas de fumier fumants, sur lesquels chantent des coqs plus gaulois que nature. Des chiens obèses aboient sans conviction en tirant sur leur chaîne coulissante.

Je longe encore des pâturages, quelques champs de céréales, un boqueteau de chênes. Et puis la ferme des Bérurier est là, simple et belle de sa noblesse paysanne. Un vaste quadrilatère où, depuis que les bâtiments ne sont plus affectés aux travaux de la terre, l'herbe reprend ses droits imprescriptibles. La maison d'habitation se trouve au fond, dodelinante, avec un toit qui vermoule et des volets pareils aux pages déchirées d'un livre. Des hangars déserts à gauche, des écuries vides à droite. Une forte mélancolie se dégage de ces lieux en perdition.

Anachronique, ô combien, un calicot taillé dans un vieux drap s'étale à l'entrée du domaine, portant ces deux mots peints en vert :

« Institu BÉRURIER »

J'ai la seconde surprise d'apercevoir, rangées dans la vaste cour, quelques voitures et motocycles. De la musique s'échappe de la demeure : du jazz, riche en solos de saxo qui vous griffent l'âme.

Nous nous approchons, encuriosés à juste titre (comme on dit en Bourse).

L'entrée donne sur une vaste cuisine à l'ancienne, avec immense âtre, longue table de bois luisante de crasse et d'usure, fourneau de fonte, évier de faïence, accumulation de bidons, de seaux et de tout un incroyable fourbi indiscernable. Des bahuts plus ou moins démantelés, des crédences, des tabourets, des bancs, des batteries de casseroles en cuivre achèvent de créer l'ambiance ferme du dix-neuvième siècle. C'est sombre comme un tableau de Rembrandt et ça fait songer aussi à du Victor Hugo lorsque, d'aventure, l'illustre barbu faisait dans la cambrousse.

La musique provient de la pièce attenante dont la porte est restée entrebâillée. Nous nous en approchons, et alors, nous est jeté à l'entendement le spectacle ci-joint. Magine-toi une vaste chambre qui devait être pourvue d'un lit haut qu'on a démonté pour n'en garder que le sommier et le matelas. Ceux-ci se trouvent au milieu du local. Tout autour, l'on a disposé des bancs et des chaises. Le sommier est donc devenu une sorte de ring qu'éclairent de fortes ampoules. Une dizaine de personnes, jeunes pour la plupart, occupent les sièges. Sur le pucier, tu trouves Alexandre-Benoît et Louisiana, sa ravissante conquête canadienne, exquise personne d'une vingtaine damnée, avec des cheveux châtains, des taches de son, un beau regard pur et des formes sur lesquelles le sculpteur le plus vétilleux trouverait rien à redire mais beaucoup à faire ! Un électrophone diffuse la musique annoncée à l'extérieur.

Juste qu'on commence à guigner, Bérurier prend la parole.

— Mes chers élèves, attaque le Dodu, pisque y' v'là tous réunis, j' vas commencer. Bien qu'étant né natif de Saint-Locdu, j'ai vivu la majorité d' mon temps à Paris et j' peux vous dire qu'en plus j'ai voyagegé à travers de toute la planète. A l'heure qu' j' vous cause, je croive pouvoir vous assurerer qu' je connais l'amour de fond en comble jusqu'à Z, ayant t'eu l'occasion d' tirer une quantité incroyab' d' gonzesses sous toutes les altitudes : des Noires, des Jaunes, des belles, des vioques et j'en passe. R'v'nant m'installer parmi vous, j' m'ai dit qu' je pouvais m' rend' utile aux jeunes d' mon pays en leur esposant les rudimentaires d' labrosse, pas qu'y passent pour des pommes à cidre quand t'est-ce y s'espatrillent à Pantruche, Rouen ou tout aut' capitale, sans causer d' l'étranger et des colonies d'out' mer. En amour, plus qu' dans les aut' disciplines, c' qu'un porte, c'est la manière. Av'c I'aimab' participante d' Mam'zelle Louisiana, qu'ici j' présente et qu'est une surdouée dont d' laquelle j'ai complété l'éducance par des cours assez lérés, j'vas entr' pende vot' formation, tant et si bien qu'un jour, quand vous f'rez r'luir à mort des gerces ou des julots, y vous demandreront si vous seriez pas de Saint-Locdu-le-Vieux, tellement qu' ça va d'viendre un centre d' baise réputé. Alors ouvrez vos étiquettes et vos calbombes, j'débute.