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— Il est trop tard, tranche la Gravosse. C'est tout un travail pour faire partie de la caravane.

Elle est fière d'en être, Berthy. Dans la vie tout est à lavement (Béru dixit). Il y a partout et en toutes circonstances une frontière plus redoutable que la Grande Muraille de Chine entre les gens qui en sont et les gens qui n'en sont pas. Ça va de la Légion d'honneur à l'Académie française, en passant par le Rotary-Clube et la Société de pêche des joyeux gaulemen matinaux.

Conscient de sa flagrante infériorité, Béru abdique et se réfugie dans une humilité où flottent les miasmes de la rancœur, tandis que sa chère élue gravit l'escalier dans le style Mistinguett en lançant un baille-baille général.

Des ronflements montent de la caisse. Le taulier, à califourchon, sur une chaise, prend ses quartiers de nuit. Il est bien content qu'on ait arrêté quelqu'un. Ça atténue les désastreux effets du meurtre. Il craignait que Michelin ne lui sucre sa fourchette.

— Et maintenant? murmure le Gros, un brin désemparé.

— Avant de se pieuter, on récapitule, dis-je. Comme dans Shakespeare, Gars. Dans toutes ses pièces, y a un moment où un mec fait le résumé de ce qui vient de se passer, ça facilite la compréhension du public, lequel a toujours besoin qu'on lui mette les poings sur les « i».

Je m'adosse au comptoir acajouteux de la Réception. Au-delà du meuble, la vieille belle-mère a terminé son chapelet et dort la bouche ouverte après avoir rangé son râtelier sur la tablette du téléphone. D'où je me trouve, et avec la participation de la perspective plongeante, on a une vue imprenable sur son estomac bouffé aux mites.

— Primo, dis-je, un masseur suisse et alcoolique se faisait désintoxiquer dans une clinique huppée de Neuilly lorsque Jeannot, le fameux directeur sportif du groupe Papier Hygiénique Fafatrin, vient le quérir. Hans Brocation aime son métier. C'est le meilleur masseur de tout le cyclisme. Il cède en se référant au proverbe fameux : « Cède, toi. Le ciel cédera (1).» Le Tour démarre (2). Première étape Dijon. Brocation masse ses hommes, se beurre, se couche et subit un chargeur de revolver dans le baquet, ce qui met fin non seulement à sa participation au Tour, mais également à sa vie.

Le Consciencieux interrompt mon résumé.

— Peut-être qu'une équipe concurrente l'a fait effacer par des tueurs à gages si c'était un tellement bon masseur?

— Voilà qui me paraît un peu excessif, repoussé-je, mais dans ton hypothèse, je retiens pourtant les mots tueurs à gages. Le coup du silencieux montre que les assassins possédaient un outillage perfectionné. C'est pas de la panoplie d'amateur. Bref, Hans Brocation est tué. Personne n'arrive à piger les raisons de cet assassinat. Apparemment, un tel crime ne rime à rien. Son camarade de chambrée, l'estimable La Meringue semble y perdre son latin. Mais voici qu'une heure après la découverte du meurtre, un flingueur tente de se payer ledit La Meringue. Ce dernier en réchappe miraculeusement. L'agresseur s'évapore, pénètre dans l'hôtel et va planquer le pistolet dans l'imperméable de l'homme qu'il a tenté de bousiller. C'est ça surtout qui grince… C'est ce détail qui fait loufoque.

Béru, je vous l'ai déjà fait observer en maintes occasions, parle le langage du bon sens. C'est pas un daltonien de la comprenette. Il a pas les cellules qui font le grand écart et il voit la vie telle qu'elle est, sans l'embellir ni l'altérer.

— C'est pas si loufoque que tu causes, Mec, murmure-t-il. Les tireurs d'élite, en somme, ils cherchaient quoi? A neutraliser La Meringue. Comme ils ne l'ont pas tué, ils l'ont fait arrêter, c'est un résultat appréciable !

— C'est ma foi vrai, conviens-je. Reste à savoir pourquoi on tient à ce que La Meringue ne continue pas ce Tour de France…

— Reste à tout savoir ! rectifie l'Hénorme. Le masseur, son meurtre, il pose une sacrée énigme, non?

Comme il dit, la porte de la cabine téléphonique située au fond du hall s'ouvre à la volée, et Jean Méhunraillon en sort, comme de la pâte dentifrice quand on met le pied sur le tube débouché. Il a enfilé un pantalon et donné à son fameux béret une position intermédiaire qui, sans être celle de la nuit n'est pas pour autant celle du jour. Un long séjour dans la cabine et une conversation animée ont mis sur son visage noiraud d'ordinaire, les couleurs ardentes de l'asphyxie.

— Vacherie de vacherie ! dit-il.

Et de s'introduire la main dans l'arrière du calbar pour se fourrager l'entre-deux, ce qui, chez lui, est un signe d'intense contrariété.

— Que vous arrive-t-il encore, Jeannot? l'interpellé-je.

— Je viens de bigophoner au dirlo de ma marque, rouscaille le ci-devant champion. Je l'ai mis au courant et lui ai demandé de m'expédier dare-dare un autre masseur pour demain, et savez-vous ce qu'il me répond?

Il aspire un supplément d'oxygène histoire de débloquer ses soufflets contractés.

— IL me dit que c'est mon turbin et que je n'ai qu'à me débrouiller ! Ici, à Dijon, en pleine nuit ! Comme c'est facile ! Où vais-je le trouver, le masseur de remplacement, hein? Dans les quelques heures qui me restent, comment je vais faire pour embarquer un gars trois semaines sans même lui laisser le temps de faire sa valoche !

Je compatis mollement. Chacun ses problèmes, non? Sans un minimum d'égoïsme la vie ne serait plus vivable.

Mais voilà qu'à ma vive, à ma grande, à ma profonde stupeur, le gars Béru déclare :

— Eh ben, mon vieux Jeannot, on peut dire que vous avez le fion bordé de nouilles, vous !

Méhunraillon le mate sans piger par-dessous ses sourcils de griffon.

— C'est-à-dire? il fait de sa voix autoritaire.

— C'est-à-dire que la Providence m'a placé sur votre ligne d'arrivée, fait doctoralement Béru. Imaginez-vous que je suis masseur diplômé de naissance et que justement j'ai trois semaines de vacances et ma valise.

Je sursaute, mais Béru me bloque l'étonnement d'un coup de latte dans les montants. La bouille de Jeannot vient de se rafraîchir comme si une brise parfumée lui épongeait la sueur. Il retrouve ce beau teint de pêche pas mûre qui est le sien.

— Vous êtes masseur? murmure-t-il.

— Et y a pas de raison que je devinsse pas aussi votre frère, humorise le Gros qui a de l'esprit à s'en réveiller la nuit !

— Quelles sont vos références? insiste Jeannot, ultra-professionnel.

Béru hausse ses mammouthiennes épaules.

— J'en ai tout un fagot, assure-t-il. Tenez, c'est moi que j'ai massé Kid Hécone, le champion d'Europe des mouches.

— Ne confondons pas boxeur et cycliste, méprise Méhunraillon. C'est pas les mêmes mécaniques qui travaillent.

Béru s'empresse de passer la surmultipliée.

— J'ai massé également Jules Le Doux-Mec, le célèbre coureur pédéraste, et puis Tanvala Cruchalo, le champion d'Italie de patinage sur saindoux, et encore des types comme l'agent Bamon et l'agent Bavai qui furent champions de ski militaire, sans causer de l'équipe des jus-d'occase de Bouffémont, tous ceinture de flanelle ! Vous en voulez z'encore? Il s'emporte le Sublime, lancé, propulsé, catapulté par son désir de s'incorporer à la caravane du Tour. J'ai gratté deux ans dans un institut de rééducation où ce que j'ai accompli positivement des miracles. Le patron a même reçu une bafouille de protestation du syndicat d'Initiative de Lourdes qui se plaignait de la concurrence déloyale. Ah, n'ayez pas peur, M'sieur Jeannot, avec moi, vos pédaleurs seront entre bonnes mains.

— Bon, nous verrons bien, se résigne Jean Méhunraillon. Vous avez votre matériel?

— Vous croyez que je m'en sépare ! proteste Sa Majesté. Allons donc ! Si j'ai plus d'un tour dans mon sac, je vous prouverai aussi que j'ai plus d'un sac dans mon Tour !