DEUXIÈME ÉTAPE
Il y a des gens qui ont peur d'être cocus.
Ils ne se rendent pas compte que les cornes sont un signe de force.
CHAPITRE V
La voix sèche du Vieux me parvient, lointaine, comme si elle m'avait d'une autre planète. Je lui en fais la remarque avec déférence, onction, componction, ponctuation et dévotion et le Big Dabe m'avoue être affligé d'un enrouement consécutif à la conférence qu'il a prononcée hier au Congrès des Poulardins. Je lui conseille de manger du miel et de faire des inhalations, manière de me mettre dans ses fafs. Il me remercie et me demande où je suis, ce que je fais et ce que je compte faire. En termes concis, bien que très variés, je lui relate les étranges événements de la nuit. Il m'écoute sans paraître participer. Lorsque j'ai terminé, un point de suspension angoissant se glisse entre nous comme un ver dans une poire blette.
— Très étrange en effet, finit-il par convenir.
Puis, d'un ton innocent :
— Quand rentrez-vous?
— Eh bien, mon Dieu, j'avais pensé que, étant donné les circonstances, j'aurais pu tenter de tirer cela au clair…
Le Boss me meurtrit les feuilles d'un nouveau silence plus long et plus perfide que le précédent.
— Cette affaire concerne la police dijonnaise, San-Antonio, et moi j'ai une mission pour vous…
Ma déception fait un bruit de papier froissé. Il la perçoit, l'aperçoit, lape et reçoit, la paire soit, et murmure :
— Nous sommes mardi. Il faut que vous soyez rentré jeudi soir.
Et il raccroche afin de s'épargner mes commentaires et ma gratitude.
Je suis bien d'accord avec vous pour une fois, tas de navets, c'est pas bézef comme temps imparti, mais quand on connaît son San-Antonio comme je le pratique, on sait qu'il a réussi des tours de force beaucoup plus étonnants. Quarante-huit plombes pour déguiser cette eau de boudin en cristal de roche, c'est assez, comme disait un cachalot auquel une baleine de parapluie faisait du rentre-dedans.
Tout joyce, je sors de la cabine. Une grande animation règne dans l'hôtel. Tout le monde s'apprête pour le départ. Y a du fourmillement, des appels, des cris, des interjections, quelques onomatopées assez bien de leur personne et des sifflets. On voit des coureurs déguisés en cyclistes qui remplissent leurs bidons, des journalistes qui remplissent leurs stylos, des photographes qui remplissent leurs Rolleiflex, des femmes de suiveur qui remplissent leur devoir et le taulier qui remplit son tiroir-caisse.
Je vois passer Berthe, harnachée à bloc, avec son berlingot dans le dos et escortée d'Alfred.
— Alors, les amoureux, je leur virgule, c'est l'épopée berlinguière qui se poursuit?
La Gravosse donne un coup de nageoire pour mettre le cap sur moi.
— Ma tête de cochon est reparti sans m'embrasser, fait la gente dame. Quand vous le reverrez, vous lui direz ma façon de penser !
— Que me chantez-vous là, protesté-je. Béru n'est pas reparti.
— Si, si ! intervient Alfred, je l'ai aperçu, de ma fenêtre, qui quittait l'hôtel, une valise à la main.
— Ce départ fut de courte durée, dis-je, en montrant le Gros coincé dans la porte-tambour de l'établissement.
Il coltine une monumentale valoche, Béru. Et qui doit être lourdingue ! Un coureur de l'équipe du Vermifuge Saturne (slogan : Chacun à son ver à soi) veut sortir alors que le Mastar rentrait. La porte subissant deux poussées contraires reste dans une relative immobilité.
— Barre tes os, Pomme-à-l'eau ! crie Béru, tu vois pas que je suis coincé avec mon bagage?
Mais comme le coureur est tchécoslovaque (il s'agit d'Adolf Petzec) et ne comprend pas le français, il continue de s'acharner. Lors, l'Impatient lâche sa valoche, prend un léger recul, autant que le lui permet l'exiguïté de l'alvéole dans lequel il se trouve, et donne un coup d'épaule forcené dans le panneau. Sous la frénétique poussée, la porte tourne violemment. Béru chute sur la moquette du hall tandis que le malheureux Petzec décrit trois tours complets à l'intérieur du tambour avant d'être éjecté sur le trottoir. Il pousse des glapissements car il s'est démis l'épaule. Indifférent à ses clameurs, le Gravos récupère sa valise qui s'est ouverte dans le tourbillon. Nous avons une vue imprenable sur son contenu. Il y a là des flacons, des gants de crin, des vibro-masseurs. Et puis encore des choses confuses, inidentifiables à première vue.
— Qu'est-ce que c'est que ce bordel? interroge Berthe qui possède un vocabulaire infiniment large et varié.
— Comment, s'étonne l'Enflure, tu ne lui as rien dit, San-A.?
— J'allais, avoué-je.
— Me dire quoi? s'inquiète Mistress Berthy.
— Je vais faire le Tour, moi t'aussi, triomphe l'Invulnérable, ça paie, non?
Un qui renaude vilainement c'est le pommadin. Il a le berlingot qui frissonne, l'inventeur du Poursantif.
— Toi, tu vas faire le Tour ! bavoche-t-il.
— Yes, mon pote, exulte le Somptueux.
— En qualité de quoi t'est-ce? demande l'épouse.
— De masseur, fait Alexandre-Benoît. Je suis promulgué masseur officiel de l'équipe du papier hygiénique Fafatrin, mon bijou. De cette manière tu pourras pieuter avec ton petit mari bien-aimé.
— Tu te figures que c'est des manières ! s'indigne Alfred. J'ai engagé Berthe, oui ou chose !
— Tu l'as engagée pour filer ta saloperie de berlingot sur la pipe des déboisés, tranche le Véhément, pas pour te tenir compagnie la nuit, sans charre ! Ou alors faudrait-il que je supposasse?
— Je l'ai engagée à part entière ! algérise Alfred.
— Ma main sur le museau, tu vas l'avoir à part entière, espère un peu, tonne le Tonitruant.
M'est avis, les z'enfants, qu'une belle, longue et étroite amitié est en train de sombrer corps et biens. J'interviens.
— Allons, mes amis, du calme ! Ne donnez pas un affligeant spectacle à la caravane qui ne demande qu'à faire des gorges chaudes !
Ils se taisent, indécis.
— Dis voir, insinue Berthe doucereuse, tu n'es pas masseur, Alexandre-Benoît.
Comme elle a parlé haut, le Gros jette un coup de périscope craintif alentour.
— Et ta sœur, elle est masseur ! bougonne-t-il. Mets-y une sardine à ta clarinette, fillette. Tu te figures que pour filer un coup de chiftir sur les mollets d'un pédaleur faut sortir de la Faculté de Médecine, darlinge?
— Comment se fait-il qu'on t'ait engagé? questionne le sournois Alfred.
— Je suis en vacances !
— C'est pas une référence suffisante, ça ! objecte le coupeur de cheveux en quatre.
— Le masseur de leur équipe est cané cette nuit, comme Berthe a dû te causer. Ils n'avaient personne sous la main, si je peux dire. Je m'ai proposé…
Alfred sent qu'il tient le bon bout.
— S'ils t'ont agréé c'est parce que tu leur as dit que t'étais un vrai masseur, hein?
Et il ponctue d'un clin d'œil complice, très engageant.
— Textuel, fait le Gravos, hilare.
Alfred émet un petit ricanement qui, s'il n'est pas à proprement parler méphistophélique n'en est pas moins satanique.
— En somme, dit-il, si quelqu'un allait casser le morceau comme quoi t'es pas plus masseur que Paul VI, on t'enverrait chez Plumeau?
Bérurier, devant ce chantage à peine déguisé, bleuit, violit, verdit et puccinit !
— Probablement, répond-il, les mâchoires serrées. Seulement le quelqu'un dont au sujet tu causes, il risquerait de jeter ses trente-deux chailles à la poubelle comme des coquilles de moule ; et puis ça m'étonnerait qu'il pourrait s'asseoir avant cinq ou six mois et je me demande aussi comment qu'il ferait pour mettre des lunettes de soleil vu qu'il n'aurait plus d'oreilles pour soutenir les branches…