Le grand troupeau bigarré passe dans un grand frisson de pédaliers bien huilés. Le petit Condor pyrénéen, qui a reçu des instructions, met pied à terre en apercevant le véhicule de sa marque.
— Crampetta ! nous dit-il en désignant son mollet gauche.
— T'occupe pas du chapeau de la gamine, le rassure Béru. On va te la tirer, ta crampetta, mon pote !
Il se met à masser énergiquement la jambe de l'Espagnol. Mais celui-ci hoche la tête.
— Dolorosa ! fait-il.
— C'est la femme des douleurs ! lui chantonne le Gros.
— Tas tort de prendre ça à la blague, Béru, le sermonné-je. Si le roi de la montagne a déjà un pinceau fané, ta carrière de masseur promet d'être courte.
Ça le rend sombre, mon Valeureux.
— Aux grands mots les grands remèdes, dit-il. Je vais y faire un peu de cuponcture !
— Tu t'y connais?
— On m'en a fait la fois que mon vertèbre du milieu avait pété son joint de culasse, c'est radical !
— Fissa ! Fissa ! supplie Alonzo en désignant l'horizon dans lequel vient de s'engloutir le peloton.
— Voilà ce que c'est, murmure Béru, t'aurais un Solex au lieu de ton vélo ce serait du gâteau pour les rattraper.
Il prend des épingles du commerce dans un sachet de mercerie et se met à les planter dans la guitare de l'Espago. Ce dernier grimace de douleur. Bientôt son genou est déguisé en oursin.
— Dolorosa, geint-il.
— Ah, dis donc, ronchonne Béru, c't'un crampeur invertébré. Il a le système nerveux en cale sèche, bouge pas !
Il plonge dans sa valise miracle et s'empare d'un flacon.
— Boive, fait-il au coureur.
— Que zaco? demande l'autre.
— C'est bon pour ce que t'as, Gamin !
L'Espagnol boit une gorgée et tousse.
— Encore, encourage Béru.
Son patient obéit. Il clape de la menteuse et hoche la tête d'un air détendu.
— Ça va mieux?
— Si !
— Alors décampe, Mec, et n'oublie pas de des serrer le frein à main si tu veux revoir tes potes !
Alonzo montre la bonne douzaine d'épingles enfoncées dans sa chair.
— Et ça? dit-il.
— Garde-les, j'en ai d'autres, le rassure Béru.
Sans insister, Giro enfourche sa petite reine. Béru empoigne la selle et se met à galoper pour l'élancer. Avant de lâcher prise, il donne une telle détente que le brave Espanche parcourt trois kilomètres sans avoir à fournir un coup de pédale.
Les premières côtes du Jura se présentent, qui vont, comme sont en train de l'écrire les journalistes, opérer une présélection. Le peloton commence à s'étirer sur la route ensoleillée. Une foule de plus en plus dense danse dans les fossés. Les « Vas-y !» ricochent d'une bouche à l'autre. C'est la liesse populaire ; le grand moment de l'année où le gouvernement peut voter des impôts nouveaux sans craindre les réactions des contribuables. La France, comme l'écrit M. Jacques Godemuche dans son éditorial, vit à l'heure du Tour ! Seul compte pour elle ce « serpent bigarré » qui justement serpente derrière d'intrépides motards, entre une double haie de badauds en délire.
« Vas-y !»
Et ils y vont tous, en tortillant le baigneur. Ils y vont en tirant la langue, en poussant des grognements, en enfonçant ces garces de pédales qui s'obstinent à remonter toujours, tels des pistons sous pression.
Jeannot revient à notre hauteur, l'air plus que pas content.
— Couzidor s'est échappé ! nous tonitrue-t-il par-dessus le bastingage.
— Et alors, qu'est-ce qu'on en a à branler, vu que c'est pas un gars de notre équipe? objecte le Pertinent impertinent. Il court pour les sièges Sitdavne, rien d'étonnant à ce qu'il arrivasse dans un fauteuil !
Sa boutade monte au nez de Jean Méhunraillon.
— Ouais, glapit-il, en attendant, Alonzo Giro, mon roi de la montagne, roule en zigzag et en queue de peloton. J'sais pas quel massage vous lui avez fait subir, mais il est pas dans son assiette.
— C'est tout de même pas ma faute si votre Condor bat de l'aile ! riposte durement le Mastar. Si un massage suffisait pour déguiser un zig en champion, tout le monde gagnerait le Tour de France !
— En attendant occupez-vous de lui. Je l'ai vu au départ, Alonzo, il était frais comme un gardon. Tâchez qu'il retrouve sa forme, sinon moi je trouverai un autre masseur !
Ayant dit, il ordonne à son chauffeur de filer un coup de gomme et nous tire sa révérence dans un gros pet poussiéreux.
— Avanti, San-A., italianise le Gros. On va essayer de lui le repêcher son Espago en déroute !
Je distribue une double ration de picotin dans les cylindres de notre zinzin et les bornes se bousculent à nos côtés. La route grimpe sérieusement maintenant. Tandis que j'active, Béru est en train de farfouiller à nouveau dans sa mystérieuse valoche.
— Que prépares-tu? m'inquiété-je.
— T'occupe pas, c'est ma botte secrète ! Mon astuce à tricoter les vainqueurs.
— Tu lui as fait avaler quoi, au gars Giro, tout à l'heure?
— Un coup de rhum dans du cacoua, histoire de lui regonfler un peu les accus, mais il m'a l'air de pas bien carburer, cécoinsse.
Nous retrouvons le peloton, plus étiré qu'un bandonéon accroché à un clou. Effectivement, le maillot violet, bleu et vert du champion ibérique flotte à quelques encablures des autres.
— Il est aux portes de l'abandon ! m'exclamé-je, car je suis un lecteur assidu de l'Equipe et rien de ce qui touche au vocabulaire sportif ne m'est étranger.
— Arrête-toi ! m'enjoint le réputé masseur.
Il fait peine à voir, Alonzo. Il a des chandelles grosses comme mon pouce sur le front, le nez pincé, les yeux qui bredouillent et les genoux qui font bravo. Sa langue a la couleur du drapeau espagnol. Et quand il respire, on se croirait dans une gare de triage.
— Stop ! internationalise le Gros.
Comme le coureur ne demande que ça, il se grouille de délacer ses cale-pieds pour se délasser. Lors, l'Ingénieux déroule un écheveau de nylon transparent. Il attache une extrémité du filin invisible à un bouchon.
— Ouvre ton bec, ma petite tête de condor ! ordonne-t-il.
Je traduis d'abord de l'argot en français, puis du français en espago. Giro obéit. Le Masseur lui glisse le bouchon dans la bouche.
— Tu l'auras, ton Big Prix of the mountain, mon pote, promet-il, fais confiance à Béru.
L'autre ne pige toujours pas.
— Causes-y, à cette truffe, supplie mon compagnon. Dis-y qu'on va l'haler mine de rien. Qu'y tienne bien sa gauche surtout ! Toi tu roules en klaxonnant à tout va et tu doubles le peloton. Y a cinquante mètres de fil. Ce qu'il faut c'est qu'il faut pas que d'autres endoffés traversent dans le tervale.
— Pas très réglo, ton système, réprouvé-je.
Mais Béru se fâche.
— Le catéchisme c'est l'église à côté, mec. Alors écrase. Dans ce Tour t'es pas mon supérieur hiéraldique mais mon support-donné.
Je donne donc au Condor pyrénéen les explications voulues. C'est faire fi de la fierté espagnole. Descendant de Charles Quint, il est, Alonzo. Le raisin de la noble Espagne circule dans ses tuyaux. Il fait « groin, groin » vu qu'il ne peut articuler autre chose avec le bouchon qui lui remplit le clapoire. Mais il fait « groin groin » sur un ton réprobateur. Il préfère abandonner. Il n'a pas l'âme d'un frelaté. Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! Voilà ce qu'on lit dans ses yeux qui fulminent. Voilà ce qu'il ponctue et acuponctue de la main et de la jambe.
— Il nous les brise ! fait le Gros, démarre !