Je repars. Las, Alonzo n'a pas encore réussi à se débarrasser du bouchon (il s'agit d'un bouchon de Champagne). La secousse manque le déséquilibrer. Il n'a que le temps de porter ses mains gantées de trous à son guidon. On le tire, je prends de la vitesse. Au début il a le cou allongé par-dessus son vélo. Il tente toujours de se défaire de cette poire d'angoisse, mais sa mâchoire de mulot n'est pas apte à servir de réceptacle à un objet de cette forme et de cette dimension. Force lui est de suivre. Il se résigne, s'organise. Il trouve ça bon, malgré tout, cette traction providentielle. Il est comme qui dirait dans le cosmos, Alonzo. La pesanteur c'est plus pour lui, il s'est affranchi. L'archange Béru l'emmène sur ses ailes dorées vers le sommet glorieux.
Nous recollons une fois encore au peloton de plus en plus en pointillé. Je klaxonne véhémentement pour obtenir le passage. La foule acclame le retour en force de Giro.
— Vas-y Alonzo ! qu'elle lui crie, la foule, ils sont pas loin !
Alonzo grimpe les pentes jurassiennes à soixante à l'heure. Au passage, je vois un reporter noter fiévreusement sur son bloc à débloquer que « le Condor des Pyrénées dans une irrésistible envolée d'aigle impérial se rit des plis anticlinaux jurassiques.» La phrase reste belle bien qu'il ait, dans sa hâte oublié un « r » à irrésistible.
Nous dépassons les demi-porcifs, les porteurs d'eau, les échangeurs de roue, les coupeurs de train, lesquels subissent l'épreuve de vérité qu'est la montagne. Et puis nous retrouvons les champions des courses classiques mal à l'aise dès que les routes se mettent à basculer. J'avise Tik Danloeil, André Barricade, Stable-Enski, Rudy Manther, Van d'Ouest, Krokzy et d'autres encore, le dos arqué, le regard en visière, la bouche entrouverte.
On se les paie, on les double, on les perd, entraînant dans notre sillage l'éblouissant, le réputé Alonzo Giro, incroyable d'aisance, lequel non seulement escalade la Faucille les mains en haut du guidon, mais presque en faisant roue libre ! Un exploit ! J'entends, en le dépassant, un gars de Radio-Brandgbourg dire aux z'auditeurs que le roi de la montagne est en train de devenir le Roi-Soleil.
Nous parvenons à la hauteur de Jeannot ! Il est ravi, le dirlo sportif du Fafatrin. Il exulte. Sur une ardoise il a écrit « Couzidor à 30”». Il brandit le panneau sous les yeux exorbités de Giro qui secoue la tête désespérément. A l'allure où on l'entraîne vers la victoire, il a du mal à conserver son équilibre, le pauvre.
Béru qui regarde gesticuler Jeannot s'inquiète.
— Cet abruti va couper le fil à gigoter commak. Donne un coup de sauce, Gars.
Docile, votre San-A., mes loutes ! Au service du Preux Béru. Dévoué corps et biens, corps et âmes, l'arme sur le pied de guerre.
Je frictionne le champignole. L'aiguille marque 80. Quelques secondes s'écoulent. Je suis les embardées de Giro dans mon rétroviseur. Il a pris le parti de pédaler à mort pour garder son équilibre. La foule, médusée, se tait. Un grand moment de l'histoire du cyclisme s'accomplit.
Nous rattrapons Jacques Anguenille, superbe pourtant dans son beau maillot vert de l'équipe des Moulins à Légumes Tournicoton. Et puis c'est le maillot jaune Richard Pini que nous sautons sans façon. Couzidor est en vue. Il grimpe d'un bel élan, à coups de guiboles robustes. Han ! Han ! Han ! Il dodeline à peine le buste. De temps à autre il file un coup de périscope par-dessus son épaule afin de mesurer son avance. Nous le passons. Il nous adresse un clin d'œil. Mais soudain il pâlit mochement en voyant filer un météore à son côté. Il tente d'accélérer. Il accélère sans doute, mais que peut-on faire contre un type lancé à quatre-vingts à l'heure dans une côte? Il se sent battu, perdu, mystifié. La Faucille lui coupe les jambes ! Elle le fait devenir marteau (1). Nous voilà presque au sommet du col.
— On largue les amarres au sommet? je demande à mon « patron».
— Qu'est-ce t'en penses? condescend-il.
— Ça vaudrait mieux, tracter un zig dans une descente en lacets, c'est pas prudent.
Tout à coup, Béru pousse un cri. Il vient de morfler un projectile sur le coin de la bouilloire. Il porte la main à son oreille qui saigne et se penche sur la banquette de veau (les sièges sont en cuir).
— Malédiction ! fait-il comme dans les romans d'Alexandre Dumas père.
Et il recueille un très étrange objet : le râtelier d'Alonzo mordant toujours le bouchon. Son ustensile à croquer les croque-monsieur, trop sollicité par la tension du filin, a choisi la liberté, au Condor. Le fil de nylon élastique l'a ramené à nous.
Jolie pêche ! Belle prise ! Trois dents en or pour faire plus vrai dans ce damier complet ! Mazette, c'est un signe intérieur de richesse pour l'Espagne ! Maintenant le Condor vole bas. Il est en pleine dérive. Les cannes coupées, redevenues de plomb, brusquement. Il a réintégré durement sa pesanteur originelle, Giro. La reprise est dure avec la réalité. Elle monte, la réalité ! Elle fait des boucles ! Elle est poussiéreuse ! Le soleil cogne dessus ! Et là-bas, plus bas, dans un virage, Couzidor qui a aperçu le maillot quasi immobile de l'Espanche trouve un regain d'énergie.
J'exécute une marche arrière. On ne peut plus remettre ça avec le fil de nylon : y a trop de monde. Et puis le râtelier s'est brisé en mordant le lobe de Béru. On ne peut qu'exhorter Alonzo. Le doper de paroles !
— T'es à deux cents mètres du col, Alonzo ! lui crie-je. Du cran !
Il a un geste évasif. Sa bouche ressemble à un casse-noisettes. Une mâchoire en bec de marteau, il a pris dans le col de la Faucille (1).
— Pédale, hé, feignant ! hurle la Béruche. Tu te figures tout de même pas que tu vas faire tout le Tour en pullman !
— J'ai plus mes dents ! fait-il en pleurnichant et en espagnol.
Bérurier qui a compris ricane :
— Justement, tu risqueras plus de mordre la poussière !
Il se dresse sur ses pédales, le pauvre Condor, mais sans avancer. Le Condor est toujours debout lorsque Couzidor débouche du dernier virage.
— Fonce ! Fonce ! crie la foule.
— L'Espagne te regarde ! m'écrié-je.
— Et si t'as de mauvaises notes, Franco te fera fusiller en rentrant ! complète le Gros.
Alonzo Giro a-t-il compris? Toujours est-il qu'il avance. Un demi-tour de roue ! Un tour complet. On s'égosille ! On le supplie ! Il remet ça… Mais Couzidor arrive inexorablement.
Béru replonge dans son inépuisable valoche. C'est la corne d'abondance salvatrice ! Il ouvre une boîte, prend une pincée de quelque chose et laisse pendre sa main hors de la portière ! La foule n'a d'yeux que pour Alonzo qui mollassonne et pour Couzidor qui fuse. Plus que quinze mètres entre les deux coureurs ! Plus que dix… Plus que cinq…
L'Espagnol cherche son énergie dans la poche de son maillot et ne la trouve pas. Couzidor radine. Plus que deux mètres. Et voilà qu'il crie « Merde » et s'arrête. Il a crevé.
Son directeur sportif Michel-Ange Gémi (célèbre parce qu'il n'a jamais gagné le Tour de France) se précipite avec une roue neuve.
Pendant qu'on remet en état la bicyclette de Couzidor, nous remontons au niveau de l'Espagnol. Il récupère. Y a rien qui dope mieux un champion que les déboires de ses concurrents. Et puis la foule énorme rassemblée au sommet le galvanise littéralement en scandant son préblaze. A-lon-zo, A-lon-zo !
Il retrouve ses forces, le king de la montagne. Il se déhanche un bon coup.
Couzidor repart et redit « Merde » immédiatement parce qu'il vient de recrever. Un journaliste de La Pédale du Soir est en train de noter fiévreusement dans son carnet que le « Dieu des sommets excommunie le courageux champion». L'image est de toute beauté et fera sûrement monter le tirage de la Pédale, ce qui n'est pas négligeable, vu que dans la Presse il y en a beaucoup d'imprimés mais peu des lus.