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— Il a pas de bol, compatis-je.

— Par contre, murmure Béru, il a toutes les semences de tapissier que je viens de larguer sur la route ! Si après ça Alonzo ne gagne pas l'étape c'est qu'il a du jus d'huître dans la canalisation !

— Tu as fait ça ! m'étranglé-je.

— Et alors ! Tout pour le succès de l'équipe !

En avant, dans un effort suprême, Alonzo Giro vient de franchir la ligne blanche marquant le sommet du col. Ce col, croyez-moi, c'était pas de la tarte ! Il morfle un seau d'eau d'un supporter en pleine frime, s'ébroue et rabroue le généreux donateur. Jeannot, en délire, se porte à sa hauteur.

— Et maintenant, descends ! ordonne-t-il. Tu as partie gagnée si tu négocies bien tes virages.

Effectivement, ça crève à qui mieux mieux sur l'arrière. Le peloton devient un écheveau. Les motards, les voitures, tous les pneumatiques dégustent la bonne semence de Béru et exhalent leurs derniers soupirs.

Le Condor pyrénéen comprend qu'il a le Ciel avec lui, et mieux encore que le ciel, en l'eau cul rance : il a Béru. Le Vaillant, l'Ingénieux ! Le Décidé ! Le Risque-Tout !

Sa défaillance est surmontée. Il est happé par la vallée. Il y en a beaucoup d'happés et peu d'élus, notez bien, mais cette fois-ci Giro se trouvant seul, tous les espoirs (williams) lui sont permis.

— Fonce ! Fonce ! lui crie Jeannot, debout dans sa tire.

— Fonce ! Fonce ! reprend la populace, survoltée par l'exploit.

— Bouge ton cul ! invite Béru.

L'état de Grâce, il connaît, Alonzo. Ça baigne dans le beurre pour lui. La pompe de Méhunraillon aux miches, il commence la dégringolade entre les sapins. Le lac de Genève miroite, tout là-bas, dans une vapeur bleutée qui ferait penser à la Suisse s'il ne s'agissait d'elle ! Les Jurassiens bordant la route l'acclament, l'incitent, l'expectorent.

Et le vaillant Ibérique libéré et lyrique fond sur la plaine étalée à ses pieds. Il fond sur le Léman, ce qui fait dire à un radioreporter poète, que le roi de la montagne vient de troquer les serres du Condor farouche, contre les palmes de la blanche mouette. La mouette descend donc vers sa Moët et Chandon victorieuse. Il l'aura bien méritée l'édentier. Ce soir, l'Espagne sera fière de lui ! La Castille pavoisera et des cœurs féminins battront derrière les jalousies d'Andalousie. Les couteliers de Tolède auront la lame à l'œil. Et dans Barcelone, une Andalouse aux seins brunis ira répétant son nom harmonieux.

L'Escurial pâlira aux feux de sa gloire, et l'orgueilleux clergé ne manquera pas de lui envoyer une grande boîte d'indulgences partielles, ce qui est moins utile peut-être qu'une boîte de chocolats ou de préservatifs, mais qui n'est pas négligeable pour autant. Bravo, Alonzo ! Plonge sur la vallée, tu verras comme elle est verte ! Mets la photo de Franco sur ta poitrine pour te protéger des courants d'air et dévale l'aval, cavale ! Avale étant valide les vallons émaillés de valériane. Valeureux valet de Valence, valse sur ton vélo. Ton beau vélo de Ravel à la valve valétudinaire. Allons-y, Alonzo ! Allons aux eaux pures du Léman ! Le Gravos mate notre compteur bornométrique.

— Il se paie un petit quatre-vingt-dix dans la descente, remarque-t-il, c'est point si mal !

A l'arrière, R.A.S. J'ai idée que l'avance de l'Espanche augmente à vue d'œil. Je branche la radio pour savoir où nous en sommes. Car, tous les Tourmen's vous le diront, c'est par leurs postes qu'ils se tiennent au courant des péripéties de la Course.

Un envoyé de l'Ortf (1) resté au sommet du col annonce qu'Alonzo Giro est passé maintenant depuis cinq minutes et qu'il est virtuellement maillot jaune ! Ça fait chialer le Gros.

— Mon œuvre ! il vagit ! Mon œuvre, San-A. J' sais pas ce qui me retient de quitter la Poule pour me consacrer à la bicyclette ! J'ai une carrière à me faire dans le deux roues !

Au lieu de lui répondre je pousse un cri.

La bagnole de Jeannot qui dégringolait à une centaine de mètres de nous vient de décrire une embardée terrible dans un viron en épingle à cheveux. Un pneu arrière qui a éclaté. J'ai vu le nuage. L'auto pique vers le gouffre. Des gens s'écartent en hurlant. Elle plonge sur la vallée et disparaît.

Je stoppe et fonce sur les lieux de l'accident. J'aperçois la guindé du directeur sportif, les quatre pattes en l'air, contre un rocher cinquante mètres plus bas.

Je m'élance dans la pente. Quelques bonshommes courageux me suivent. Nous atteignons le cabriolet après quelques minutes d'effort. Un corps, celui du chauffeur, gît sous le pare-brise, le montant de celui-ci l'a décapité.

— Il y en a un autre ! clamé-je.

— Je suis là ! lance l'homme au béret.

Nous découvrons alors Jean Méhunraillon dans un sapin le béret enfoncé jusqu'aux sourcils.

Il a été éjecté opportunément et sa blouse grise s'est accrochée après la branche cassée d'un arbre.

Les sauveteurs s'activent à le désuspendre. Pendant ce temps j'examine la roue arrière gauche de la pompe. Je ne voudrais pas sembler immodeste, mais franchement, rien ne m'échappe. J'ai un œil qui enregistre tout. Au moment où l'éclatement du boudin s'est produit, j'ai ressenti une impression bizarre. Ou plutôt mon sub' l'a ressentie. Et voilà que votre San-A. survolté fouinasse comme un bleu d'Auvergne dans un labour. Il cherche, et il trouve.

Le pneu n'a pas pété accidentellement. Une balle l'a mis out ! Elle s'est logée dans la garniture intérieure de la jante où je n'ai aucun mal à la récupérer. Mine de rien je la glisse in my pocket.

Le Jeannot décroché vitupère comme un perdu.

Son chauffeur est clamsé, sa bagnole foutue, mais il ne songe qu'à son Condor pyrénéen lancé dans la pente. Il rajuste son béret, s'élance vers la route, avec la fougue d'un zouave chargeant à la baïonnette. Nous avons de la peine à lui filer le train.

De retour sur la route, je mate autour de moi : plus de voiture, plus de Béru. Les badauds me renseignent : n'écoutant que sa conscience professionnelle, le Gros s'est mis au volant pour continuer sa route.

— Couzidor est passé longtemps après Alonzo Giro? interroge Jeannot.

Un frémissant du cadran qui a tout chronométré le renseigne :

— Trois minutes cinq secondes derrière.

— Et Jacques Anguenille?

— Il était dans la roue de Couzidor.

Jeannot, superbe d'autorité, stoppe une camionnette de sa marque chargée de vélos. Nous y prenons place et la dégringolade sur le Léman reprend.

— Vous avez dû avoir chaud aux plumes, hein? lui dis-je.

Le directeur sportif du papier hygiénique Fafatrin hausse les épaules.

— J'en ai vu d'autres, fait-il.

Et, filant une bourrade dans le parking à sac tyrolien du chauffeur, il ordonne :

— Mets le pétrole qu'il faut, Jules, mais rattrape-moi cet enfoiré d'Alonzo ; cet animal-là, dès qu'on n'est plus à ses côtés, il prend la mentalité d'un ramasseur de muguet !

CHAPITRE VII

Nous le rattrapons en effet, mais à deux cents mètres de la ligne d'arrivée qu'il franchit en grand vainqueur. Il vient de réussir une fabuleuse échappée, Alonzo. Six minutes d'avance sur le deuxième de l'étape, ça compte, non?

Jeannot en essuie ses larmes et ses ecchymoses avec son béret. Giro maillot jaune à part entière ! sont en train de câbler les copains de la presse. Une Evianaise en costume national est en train d'embrasser le champion.

Lorsqu'elle a décollé ses lèvres des joues en sueur d'Alonzo, celui-ci fait un geste véhément.