— Seigneur ! m'écrie-je, car je sélectionne mes exclamations pour parler au Vieux.
— Pour vous donner une idée précise de la chose, poursuit le dabe, à volume égal, la quantité de Légérium 34 qui fut volée correspondrait à environ une demi-tonne d'acier !
J'en bée, j'en suis baba, j'en deviens bébé, ça me fait bobo au bibi.
— Mais c'est faramineux ! Je comprends pourquoi il faut un camion pour en transporter 12 grammes !
— N'est-ce pas ! Ce vol, poursuit le Vioque, a été opéré de première. Aucune piste ! Rien ! Nous avons verrouillé les frontières pour tous les transports de marchandises. Dans chaque poste, dans chaque port, sur les aérodromes, des services de surveillance sont en place. Aucune denrée ne quitte le territoire sans qu'elle eût été contrôlée avec un compteur Strougnbitz, car la masse moléculaire déphasée du Légérium 34 émet des radiations verbo-énergétiques de l'ordre de 78 gloutons-seconde, ce qui, Dieu merci, la rend repérable dans un diamètre de vingt-cinq mètres quarante-trois.
Je sursaute.
— Patron ! Envoyez-moi tout de suite un compteur Strougnbitz.
— Mais…
Je mate l'heure. Le cadran lunaire de ma montre affirme qu'il est cinq heures moins dix en chiffres arabes.
— Frétez un avion particulier. Il me faut coûte que coûte ce compteur avant huit heures du matin !
— Très bien, vous l'aurez !
— Autre chose, appelez le service des cartes grises de la Seine et demandez à quoi correspond le numéro suivant…
Je biche mon carnet et lui donne le numéro porté sur la plaque minéralogique du camion abandonné dans le garage.
— Vous aurez le renseignement très vite, promet le Patron qui a plutôt l'air d'être mon subordonné à la façon dont je le commande.
— Que comptez-vous faire à propos de James Ledvise? interrogé-je.
— Le faire amener à mon bureau immédiatement, décide le Tondu.
J'approuve son énergique décision et je raccroche pour aller m'étendre sur le plumard voisin de celui du Gros. Un peu vidé qu'il est votre San-Antonio. Ce genre de nuit vous délabre plus un bonhomme qu'une séance de radada-à-répétition.
Je ferme un nœil, puis un nautre.
Mais la dormance ne me vient pas. Cette nuit des allongés m'a chambardé le système.
Je commence par allumer une cigarette, ce qui est rare chez moi vu que je fume avec parcimonie. Je tire trois goulées, sans conviction. Puis j'écrase la sèche dans un cendrier et je me lève.
Cinq minutes plus tard, j'enjambe le veilleur de nuit dans le hall. Depuis un instant il est devenu un veilleur de jour car l'aube est là, qui s'étale dans le ciel haut-savoyard comme une tache d'encre sur un buvard (1).
Un début de circulation anime déjà les rues de cette coquette cité à propos de laquelle Napoléon se plaisait à dire : « Evian? Elle a peut-être moins de sel que Vichy, moins de gaz que La Bouillens-Vergèze (2) mais elle est plus fruitée.»
Les premiers livreurs déchargent du ravitaillement dans les hôtels. Les marchands de journaux interpellent les boulangers. C'est la vie qui se remet sur ses rails. J'avise un taxi, le premier. Je lui fais signe et lui demande de me conduire à notre garage. En cours de route, le gars, un Italien transalplanté, me demande si je fais partie de la Grande Boucle.
Je lui réponds qu'oui.
Il veut savoir en qualité de quoi.
— De soigneur, évasifié-je.
— Quelle équipe?
— Papier Hygiénique Fafatrin !
En bon Rital il est passionné par le vélo, cet homme.
— Il y a Bicco Aisuzi dans votre équipe ! fait-il fièrement. Vous le connaissez bien?
— Pas plus tard qu'hier au soir, je lui ai vu le derrière comme je vous vois, déclaré-je.
Il est aux anges.
— Un fameux champion ! Vous allez le voir tout à l'heure, contre la montre !
Ça m'échappe :
— Ah ! c'est une étape contre la montre, aujourd'hui?
Il en grimpe sur le trottoir de stupéfaction.
— Vous êtes soigneur et vous le saviez pas !
— J'ai pas examiné le planning, j'ai trop de travail ! Et c'est quoi comme étape?
Nouvelle embardée. Il est farouchement désapprobateur, outré à mort. Lui, il vit à l'heure du Tour. Rien de ce qui concerne la grande épreuve patronnée par l'Équipe, Le Parisien Libéré ne lui est inconnu. Il sait tous les coureurs, toutes les firmes, tous les infirmes, les développements, les marques de boyaux ou de cale-pieds, l'âge des champions, ce qu'ils bouffent, leurs palmarès, leur vie privée. Il connaît l'itinéraire minutieux ; pas seulement les villes étapes, mais aussi les routes empruntées, depuis les tronçons de nationales jusqu'aux petits vicinaux de dégagement qui évitent les passages à niveau. Les numéros des dossards, il peut les réciter par cœur. Et prophétique avec ça ! Il annonce qu'Alonzo va perdre le maillot jaune aujourd'hui, vu que contre la breloque il est bon à nibe. C'est Jacques Anguenille qui va gagner le canard. Evian-Lausanne, vous pensez, ça fait une petite tirée en passant par Saint-Maurice ! C'est sa longueur d'onde à Anguenille ! Il va leur chourraver huit minutes à ses rivaux immédiats que cause la presse. Et ensuite, dans l'Alpe homicide, ça se tirera la bourre vilain avec le Condor Pyrénéen et Couzidor. Lui, le taximan, il voit le déroulement ainsi : dans les Alpes Alonzo récupère son maillot d'or ; ensuite dans la seconde étape contre la tocante, Anguenille se le rechope. Mais l'équipée pyrénéenne verra le triomphe de Couzidor en fin de compte, il sera anu sur son propre terrain, Ijfcs — panche ! Néanmoins, le chauffeur ne repousse pas l'intervention d'un août-sidère comme son compatriote Bicco Aisuzi ou comme le jeune Richard Pini qui endossa « la glorieuse défroque » au cours de la première étape.
Un visionnaire, je vous dis, ce taxi matinal. Il a plus d'un Tour de France dans son sac à prévisions.
Tout en parlant j'arrive au garage. La foule poulardienne qui y grouille indique que le drame a été découvert. On a embarqué les cadavres. Des mecs de l'Identité prennent des photos et mesurent on ne sait quoi avec des décamètres et des airs graves.
— Vous désirez? m'arrête un agent.
— Équipe Fafatrin, je me présente, je viens chercher le camion de vélos pour la mise au point !
Du coup il est intéressé.
— Alonzo Giro, le maillot jaune, est de chez vous, hein?
— Et comment, c'est le plus beau fleuron à notre couronne que la terre ait jamais porté.
— Il va « le » conserver longtemps?
— Jusqu'à ce soir, annoncé-je, il attend un Rasurel fourré qu'on lui a promis pour la traversée des Alpes, ça lui tiendra plus chaud que le maillot jaune, la santé avant tout !
Il rigole.
— Ah ! ces Parisiens ! il fait comme ça.
Y a deux sortes de provinciaux : celle qui admire les Parisiens, qui leur trouve du bagou, de l'esprit et de l'élégance (minoritaire) et celle qui les traite de m'as-tu-vu, de chauffards, de bluffeurs et de peigne-zizi. L'agent appartient à la première sorte, rendons — en grâces à Dieu.
J'escalade la cabine du camion amené par les malfrats de la nuit et je quitte le garage avec mon chargement de bécanes. Je tombe de sommeil, mes petites reines. Ce qu'il ferait bon se pelotonner dans vos bras parfumés pour en concasser un peu.
Je range le camion devant l'hôtel et je m'offre une douche glacée. Un bol de café noir achève de me redonner le tonus souhaité. Les clients de l'hôtel se mettent à remuer. On entend gazouiller les tuyauteries et les baignoires entonnent leur tyrolienne du matin. La standardiste de l'hôtel fourbit les gogues avec une serpillière lorsque je m'annonce dans son domaine afin de lui demander la communication avec l'hôpital de Dijon. A cette heure, le bigophone est un enchantement. Dans cette société engorgée qui est la nôtre, le petit matin est un moment encore préservé pendant lequel on peut téléphoner sans attente et conduire sans encombrements. J'obtiens l'hosto dans les trente secondes qui suivent et une dame à l'organe maussade me passe une personne qui m'en passe une autre, qui va en chercher une quatrième qui m'apprend que le sieur La Meringue a recouvré ses esprits, qu'il est hors de danger et qu'on l'a reconduit à l'infirmerie de la prison. Voilà toujours un point d'acquis : La Meringue vit. Et, étant vivant, il pourra nous donner la raison de son suicide manqué. A travers la vitre j'aperçois le mystérieux camion bourré de vélos Plombier, je me triture les cellules pour essayer de comprendre…