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Des tueurs ont débarqué dans un garage, en pleine nuit avec ce camion… Ils ont agressé et ligoté le gardien… Donc, ils avaient quelque chose de particulier à accomplir là. Quelle bizarre besogne s'apprêtaient-ils à exécuter avec les vélos, le Défourailleur et le Boucher, au moment où notre arrivée inopinée a chamboulé leur programme? Je ne suis pas très riche, mais je donnerais bien la moitié de ce qu'il y a dans votre portefeuille pour le savoir !

— Vous désirez un autre numéro? me demande la bigophoniste, plus affable que La Fontaine.

— Intérieur celui-là, réagis-je. Sonnez-moi la chambre de M. Méhunraillon, le directeur sportif de l'équipe Fafatrin.

Elle consulte le tableau et fait un coup de drelin-drelin à Jeannot.

La voix sèche de l'ancien champion part comme une allumette frottée dans la trompe de la dame standarde.

— Qu'est-ce qu'il y a, quoi, merde !

— On vous cause, se hâte-t-elle de battre en retraite.

— Soyez pas mal embouché de si bonne heure, Jeannot, dis-je à mon interlocuteur. Le soleil rosit l'horizon et les oiseaux gazouillent dans les arbres de la place. Tout respire la joie de vivre, excepté une foutue voix de mêlé-cass.

— Oh ! c'est vous, me reconnaît-il. Vous savez l'heure qu'il est?

— Au quatrième stop il sera exactement cinq heures quarante-quatre, Messire Jehan ! Je sais que vous avez besoin de sommeil pour mener vos archers de la pédale sur les chemins de la gloire et de la Suisse, mais il se passe des choses graves et il conviendrait que nous eussions de toute urgence une conversation.

— D'ac, montez !

Je monte.

Le temps pour moi de gravir les deux étages et je le trouve déjà équipé, en train de se raser. Parce que c'est une des particularités de Méhunraillon : il fait sa toilette seulement lorsqu'il est habillé de pied en cap. Le béret en avant, la salopette lui battant les mollets, le col roulé de son pull de coton roulé bas, notre homme savonne rageusement ses joues bleuies comme du bel acier.

— Vous, je vous retiens, grince-t-il en se fourrant de la mousse dans la bouche et en la recrachant férocement contre la glace du lavabo. Réveiller les gens à pareille heure, avec la dépense d'énergie qu'on est obligé de fournir !

Il est maintenant barbu comme un père Noël. Il affûte la lame de son rasoir à manche sur un cuir plus tanné que celui de ses fesses championnesques et la tâte du pouce.

— Que me voulez-vous encore?

— Avez-vous entendu parler d'un certain James Ledvise, Jeannot?

Il hausse les épaules et commence à se raser la couenne à grandes raclées de faucheur de trèfle, tout en me défrimant dans la glace.

— Vous avez toujours des questions ahurissantes, mon cher. Pourquoi voudriez-vous que je connaisse ce type-là?

— Ahurissantes, vos réponses ne le sont pas moins, assuré-je. Pourquoi, vous qui connaissez les deux tiers de la France, ne connaîtriez-vous point le quidam en question?

— Parce que je ne le connais pas ! mugit le maître à pédaler du papier hygiénique Fafatrin en s'entaillant l'aile du naze.

Beau dialogue, non? Il lirait ça, le Michel Audiard qu'il sentirait chanceler sa couronne de roi des dialoguistes. Il comprendrait que son règne touche à sa fin et qu'à partir de désormais c'est un commissaire et un directeur sportif qui vont remplir les blancs sortis de la bouche des acteurs.

— Passons à ma deuxième question, Jeannot, comment s'appelait votre chauffeur tué hier dans l'accident?

— Jean-Gil Mongendre, pourquoi?

— Vous le connaissiez depuis longtemps?

— Non, on l'a engagé cette année.

— Vous avez son pedigree?

— Pour les détails faudrait téléphoner au chef du personnel des cycles Plombier. Je crois qu'il était chauffeur de car dans un office de tourisme.

— Qui l'a engagé?

Une petite traînée de sang souille la barbe mousseuse de Jeannot. C'est écœurant.

— Mais les cycles Plombier, je me tue à vous le répéter.

— Minute, dis-je en me rapprochant du lavabo, vous avez une réputation bien établie, Jeannot. Que dis-je une réputation : une légende plutôt. Votre caractère de cochon est fameux et votre minutie dans la préparation d'une épreuve l'est également. Ainsi il paraît que vous ne vous entourez que de collaborateurs triés par vous sur le volet. Je suppose que ce souci de la sélection s'appliquait également à votre chauffeur. C'est très important un chauffeur dans une épreuve comme le Tour.

— Mongendre m'avait été très chaudement recommandé, admet-il.

Là, le joli cœur du non moins joli San-Antonio se met à battre un poil plus fort. Il a déjà pigé, le San-A., qu'il allait voir s'entrouvrir les portes du mystère.

— Par qui, dear Jeannot?

Le raseur se tond dix centimètres carrés de gazon avant de répondre :

— Par La Meringue.

Quand je vous le disais que du croustillant se préparait, mes fils ! Je lui chope le bras au moment où il s'attaquait la joue gauche. Ça la lui balafre, mais je n'ai pas le temps de m'excuser.

— Tiens, tiens, fais-je, très policier des années 30 (il me manque plus qu'à tirer une loupe à manche de ma fouille pour lui examiner les poils du nez). Racontez un peu…

— Jean-Gil était le beau-frère de La Meringue, me révèle Jeannot. Le gros La Meringue, ça fait vingt ans bientôt que je le connais, c'est une des grandes figures du Tour ! Un brave gars, bavard, hâbleur, mais le cœur sur la main. Avant le départ de la Grande Boucle (il est imbibé de prose sportive, Méhunraillon) La Meringue est venu me trouver. « J'ai mon beauf qui vient d'entrer comme chauffeur aux cycles Plombier, m'a-t-il déclaré. C'est un as du volant que je te recommande les yeux fermés. Son rêve serait de te driver pendant le Tour, si tu le choisissais tu me ferais plaisir.»

Le ci-devant maillot jaune achève de se raser, puis il se trempe le masque dans le lavabo, s'ébroue et met son béret dans la position des jours d'étape contre la montre.

— Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que votre chauffeur était le beau-frère de La Meringue?

Il lève au ciel ses bras miséricordieux.

— Vos foutues questions, je m'y ferai jamais ! Pourquoi serais-je allé vous raconter ça, grand Dieu ! Quelle importance?

Je m'abstiens de répondre.

— Vous voulez bien descendre un instant avec moi, j'ai quelque chose à vous montrer.

Je rabats le plateau du camion.

— Montez, Jeannot !

Il me regarde, louche sur l'intérieur et, constatant qu'il s'agit de vélos, escalade le marchepied du véhicule. Comme je m'appête à le suivre, un groom mal réveillé et qui sent la savonnette à la fougère surgit et m'informe qu'on me demande au téléphone.

— Regardez ces bécanes bien à fond ! recommandé-je à Jeannot, nous en parlerons.

C'est le Vieux. Sa voix s'est revivifiée.

— Bon, j'ai du nouveau, San-Antonio, m'attaque-t-il, bille en boule. Primo, le camion dont vous m'avez donné le numéro appartient à Ledvise. Mais celui-ci en avait déclaré le vol il y a deux semaines. Bizarre, non?