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J'accomplis quelques flexions de jambes, je me passe un peu d'eau fraîche sur le museau et je dégringole afin de réceptionner le fameux compteur Strougnbitz.

C'est déjà bourré de populo dans le hall. Tout le monde a endossé sa tenue « Grande Boucle», les coureurs, les suiveurs, les soigneurs, les admirateurs, les encourageurs, les journalistes. La kermesse est repartie. Les plus mal classés du classement général doivent déhoter les premiers. Malheur aux obscurs, aux sans-grades, aux porteurs d'eau. C'est eux qui doivent se lever tôt puisqu'ils partent déjà alors que les cracks pioncent encore. Ils ont quelques heures de sommeil en moins, ce qui n'arrange pas leurs affaires. Je les regarde avec estime et compassion, la visière de la casquette relevée, lés poches du maillot bourrées de provisions, avec leurs jambes hyper-musclées et un peu torses, leurs gants sans doigts et leur numéro épingle dans le dos. Ils sentent l'embrocation et déjà la sueur. Ils me font penser à des chevaux. Leurs énormes mollets n'ont rien d'humain. On les regarde distraitement. Les familiers les plaisantent, style « T'as fait installer un moteur deux temps sur ta brouette, Lulu, pour éviter la disqualification?».

Personne ne leur demande d'autographe, sinon le type qui tient le registre de contrôle. Ils sont là pour faire nombre et pour servir de repoussoirs aux champions. Parfois, l'un d'eux tente dans une étape trop morne l'échappée solitaire qui sortira un instant son nom de l'ombre. C'est ça ; la chance des passeurs de roue, des haleurs de champions en méforme, des sacrifiés de la route. Mais cette gloire d'un jour est oubliée le lendemain. Il est retourné grossir le gros troupeau anonyme et le regard fixé sur la route galopante, le dos voûté, avec sa visière sur la nuque et sa Doucne écumante, il passe sous les Dravos qui ne sont pas pour lui !

— Où est-il, le monsieur qui me réclame? lancé-je au réceptionnaire.

— Il cause avec le chauffeur des Sièges Site-daune dans le salon.

Je passe la porte vitrée séparant le hall de ce dernier avec d'autant plus d'aisance qu'elle est ouverte à deux battants, et qu'avisé-je, discutant avec un gaillard en combinaison bleue? Pinaud ! Pinaud avec une énorme sacoche de cuir en bandoulière. Pas le Pinaud de tout le monde, certes puisque celui-ci est en pyjama. Il a jeté un vieil imper verdi par-dessus, a chaussé des bottes basses en caoutchouc et coiffé son vieux bitos flétri. Il n'est pas rasé et ça repousse grisâtre sur ses joues creuses. Il sourit angéliquement à son interlocuteur, tout en tétant un mégot éteint, dont le papier est plus brun que le tabac !

— San-A. ! fait-il en m'apercevant, permets-moi de te présenter mon vieil ami Juste Hundoit, avec qui je faisais des courses cyclistes dans ma jeunesse.

Car il a tout fait, Pinuche, dans sa jeunesse : il a été footballeur, comédien, musicien, artiste lyrique, prestidigitateur, aviateur, écuyer, cycliste ! Il a expérimenté les premiers pédalos, les premiers yoyos et les premiers pantalons de golf. Un pionnier ! Un défricheur !

Le camarade Juste Hundoit me tend juste un doigt maculé de cambouis.

— On se connaît de vue, fait-il avec un rien de hargne et de grogne dans le ton. Vous êtes dans l'équipe des Fafatrin's?

— Yes, et vous dans celle de la Vaseline Facilitas, observé-je sans grand mérite puisque le mot Facilitas s'étale sur sa poitrine en caractères grands comme ça !

Pinaud, l'attendri, le moite, le remâcheur de passé, le rumineur de vieux faits d'armes, poursuit en s'essuyant la paupière, toujours crémeuse dans les angles vifs :

— Ma spécialité à l'époque c'était le sprinte. Tu te souviens, Juste, comme j'étais fort au sprinte?

— Tellement fort qu'on t'avait baptisé le mollusque, Pinuche ! s'exclame l'autre. Faut pas pousser la carriole dans le fossé, mon pote, t'avais pas la pédalée farouche. Et dès qu'un raidillon se présentait, fallait des cordes à bœuf pour te tirer !

Vexé, le Pinuche se rebiffe.

— Tu m'excuseras, mais j'ai fait tout de même deuxième dans Orvilliers-Prunay-le-Temple !

— Parce que tu avais pris un chemin de traverse, hé, pomme à l'huile ! Et que le dirlo de la course n'y a vu que tchi, vu qu'il montait en gringue avec une petite crémière de la contrée. T'as le passé qu'embellit, Mec, faudrait surveiller ton diabète, t'as trop tendance à batifoler dans le sucré.

Et sur ces vilaines paroles, le hideux personnage plante mon cher Pinuche fort marri.

— Ainsi, dis-je au bon débris, c'est toi que le Dabe a chargé de m'apporter le compteur?

Du coup, ça le rengorge, le Lapinaud des champs.

— La pensé que tu aurais probablement besoin de renfort et il a voulu faire d'une pierre deux coups !

— C'est une louable intention, mais était-il vraiment nécessaire que tu vinsses en pyjama?

Il se regarde dans la grande glace au cadre mouluré du salon.

— Je vais t'expliquer, le téléphone a sonné, je dormais. J'ai pris le message du Vieux en pleine vapeur. Je me suis vêtu comme un somnambule, et c'est seulement en arrivant à Villacoublay où un avion m'attendait que je me suis aperçu de ma mise… L'avion m'a déposé à Genève où un hélicoptère a pris le relais…

— Passe un peu ta sacoche !

Je déboucle le couvercle de cuir. A l'intérieur se trouve un appareil noir avec plein de cadrans et de boutons. Un mot est écrit sur la face interne du couvercle :

« L'appareil est branché. Lorsque du Légérium 34 se trouve à moins de trente mètres une sonnerie se déclenche, qui va croissant à mesure que la source de radio-activité se rapproche.»

— Allons expérimenter cette merveille ! dis-je.

Et je me rends près du camion. Le compteur Strougnbitz ne fait que confirmer les dires de Méhunraillon : ces vélos sont honnêtes. Pas la moindre sonnerie, pas le plus léger tic-tac. Pas l'ombre d'un frémissement. Les aiguilles des cadrans restent immobiles.

En voyant ma bouille contrite, Pinuchet s'inquiète.

— Tu parais déçu?

— Je ! réponds-je laconiquement. M'est avis que tu as fait un voyage pour ballepeau.

— Ça m'aura toujours valu le plaisir de te voir, gentillise le Fossile.

Je prendrais bien un café. Nous allons au bar de l'hôtel. J'accroche la lourde sacoche au portemanteau et je vais m'abattre sur une banquette au côté de mon coéquipier.

— Et Béru, ça marche son boulot de masseur? demande le Chétif en rallumant impitoyablement un coin de sa moustache au lieu de son mégot.

La flamme fumeuse de son pauvre briquet lui noircit le nez.

— Béru, soupiré-je, il fait des prodiges. C'est devenu le masseur number one. D'ici quelques jours, toutes les firmes vont se le disputer à coups de millions !

Dans l'instant où je prononce ces paroles, un remue-ménage forcené éclate dans l'escalier. Je reconnais la voix crachoteuse de Jeannot. Elle fulmine :

— Imbécile ! Emmanché ! Tordu ! Lavasse ! Gros connard !

Béru apparaît au tournant des marches, rouge, suant, pendant, penaud, houspillé par l'ancien maillot jaune en transes.

— Vous fâchez pas, m'sieur Jeannot, bredouille le pachyderme pour une fois dégonflé.

Lors, Jeannot profitant de sa position surélevée harangue la foule du bar.

— Vous l'entendez, ce Pas-frais? Vous l'entendez ce tas de gélatine? Il me dit de pas me fâcher après le tour qu'il vient de jouer à mon équipe ! Bicco Aisuzi obligé d'abandonner, et Rudy Manther idem !

Un immense « Ooooh !» qui vole bas part du bar, gagne le hall, sort sur la place et se répand dans les rues agaçantes.