— Vous parlez d'une aventure ! soupire-t-elle.
Mon pauvre Alexandre-Benoît était si fougueux…
Et puis voilà…
Pendant qu'elle offre au ciel sa navrance physique jointe à celle de l'époux, j'explore les vêtements et les bagages du mort. Je n'y trouve rien d'intéressant. Hans Brocation possède la panoplie du parfait masseur : gants de crin, rouleaux de caoutchouc, onguents variés, etc. Sa garde-robe est rudimentaire : quelques chemises et deux pantalons. Voilà qui est maigre. Pourquoi a-t-on flingué ce pauvre bougre? En général on n'assassine pas les épaves. A priori je décide qu'il s'agit d'un règlement de comptes. Hans Brocation a dû traficoter avec le mitan à un certain moment de sa vie ; il se sera mal comporté et on vient de lui solder son compte.
Bérurier réapparaît, escortant l'énorme La Meringue. On a l'impression qu'il prépare un numéro de dressage d'éléphant pour le prochain gala de l'Union, mon petit camarade. La Meringue est blindé à fond. Quand il marche, on dirait qu'il traverse, en pantoufles, une terre labourée.
— Qu'est-ce que vous me v'lez? bavoche-t-il. J'étais en train d'écluser la… heug… tournanche du taulier : un marc vieilli qu'était paraît-il conscrit de Victor Hugo !
Il se laisse choir sur un siège.
— Y a longtemps qu'il est mort? demande-t-il.
— Une heure environ, je suppose, répond le Gravos.
La Meringue ouvre grand ses lampions pour s'aérer la comprenette.
— Tu te fous de moi, pépère ! Victor Hugo était déjà canné avant que mon père vinsse au monde !
— Je te cause pas de Victor Hugo, hé, pomme à l'huile ! fulmine Sa Débraillance, mais de ton camarade de chambre.
La Meringue met un petit morceau de moment à réaliser. Il regarde en direction du plumard funèbre, se passe la gourmande sur les lèvres et murmure :
— Vous charriez ! Il est pas clamsé, le gars Brocation, c'est seulement qu'il a son taf de gnole ! Je vous le disais qu'il se poivrait tellement qu'il faut lui faire le plein au super chaque matin pour qu'il peut se lever. Il sucre comme un vibrator ! C'est pour ça qu'il est le meilleur masseur du Tour !
— Moule-nous, hargnit Béru. Lève-toi et marche, Saint-Lazare !
Il haie son ci-devant adversaire jusqu'au lit où gît le déçu jus (Vachement phonétique, comme phrase, hein? Ils ont raison, les gars de la Fac ; si je m'étais orienté sur le vermifuge je devenais le poète du siècle. Notez que je regrette rien, on aurait fait tarter des tas de petits lycéens avec mes bouts rimes qui n'auraient rimé à rien. Je les distrais au lieu de les faire bâiller et ils m'aiment bien au heu de m'haïr ; je préfère).
Bérurier dévoile à nouveau l'horrible blessure d'Hans Brocation.
— Admire un peu le paysage, gars, ironise-t-il. Et reconnais que c'est pas avec une bouteille de scotch qu'il s'est fait ça !
La Meringue chancelle sur ses baobabs.
— Ah ben, ça alors, bée-t-il.
Il n'arrive pas à détacher ses yeux de l'affreux spectacle.
— A quelle heure l'as-tu quitté? interrogé-je.
Le voilà un peu dégrisé, le chantre des biscuits Vaporetto. La commotion lui a rectifié le cervelet. Le plancher est redevenu la mer calmée.
Il se gratouille la tempe, s'arrache une croûte et balbutie.
— Ben, après la bouffe. Il était vers les 9 heures et demie. Il jallait ballepeau, Hans. Son biberon lui suffisait. Je suis remonté chercher mes cigarettes. Il roupillait par terre. J'y aidé de se coucher. Pas fastoche. Il m'a réclamé son dernier glass. Au goulot qu'il l'a tutoyé. Il se farcissait des lampées magistrales, de quoi endormir un kilo de café ! Ensuite j'ai redescendu et voilà…
— Il avait l'air inquiet ces derniers temps?
— Tu sais, mon pote, me répond La Meringue, je l'ai retrouvé qu'hier matin au départ de Paname et je l'avais pas vu depuis le dernier Tour de France. Alors pour sa vie sentimentale, adresse-toi plutôt à Confidences !
— Montre un peu tes pognes, Mec ! enjoins-je.
— Qu'est-ce qu'elles ont? s'étonne le cachalot.
Je lui cramponne les escalopes et je les renifle. Elles sont cradingues comme celles d'un marchand de journaux mais elles ne sentent pas la poudre. La Meringue comprend ma suspicion. Il s'emporte (en faisant plusieurs voyages).
— Non mais des fois ! glapit-il. Tu te figures tout de même pas que c'est moi qui y ai fait cette césarienne au camarade masseur !
Bérurier tente de justifier mon geste.
— Vous logiez dans la même carrée, Gars. C'est juste qu'on procède par illumination.
Ça ne suffit pas à apaiser La Meringue.
— Un gnace qu'avait pas un pélot, qu'est-ce que ça pourrait me rapporter, à part des emmerdements, de lui faire une brioche à claire-voie, bande de truffes !
— Quelqu'un lui a tout de même mis la tripaille en devanture, lui rétorqué-je.
Le bien-fondé de la réplique ne lui échappe pas.
— Je me demande qui t'est-ce qu'a pu se permettre cette plaisanterie, soliloque ce pauvre avec un rictus. Il y a dû avoir gourance chez le mitrailleur.
— Pourquoi pas, accepté-je. Dans tous les cas, c'est pas la peine de monter cette histoire en mayonnaise. Rassemble tes fringues, Gros lard, on va devoir condamner cette piaule.
— Et où que je vais crécher? se récrie La Meringue. Je suis vanné, moi !
— Débrouille-toi, impitoyé-je. T'avais qu'à pas faire chambre commune avec un gars à abattre !
CHAPITRE H !
Le patron de l'Hôtel des Voyageurs et de la S.N.C.F. réunis est un grand type dont les parents ont été asiatiques jadis (il a les yeux comme les phares d'une Ami 6) et qui n'est plus qu'hépatique (because la Bourgogne ambiante). Il porte un costar en alpaga bleu et un polo rouge.
Je l'entraîne à l'écart. Du moins j'essaie car l'établissement est tellement bondé qu'il n'y a plus d'écart possible. Une quinzaine de gus pioncent dans le petit salon et l'épouse du taulier dort dans le box de la réception avec ses quatre enfants et sa vieille mère.
Je choisis le tambour de l'hôtel, suprême, mais provisoire coin de solitude.
— Vous avez un client nommé Hans Brocation, dis-je à cet homme de bien, il est masseur dans l'équipe du Papier hygiénique Fafatrin.
Le patron de la crèche hausse les épaules.
— C'est possible, avec ce qui m'est arrivé comme populo sur les côtelettes en fin de journée, vous pensez bien que je n'ai pu assimiler les noms.
— Ce garçon a reçu de la visite dans la soirée, dis-je.
— Et alors? s'étonne de plus belle le taulier.
— J'aimerais savoir qui a demandé après lui?
— Mais pourquoi toutes ces questions? Qui vous autorise à…
— Ceci ! tranché-je en déballant ma carte pro.
Il s'assombrit, l'alpagué à polo. La volaille, il l'aime en cuisine seulement, pas dans la réception.
— Des ennuis? fait-il.
— Un peu. Alors, réponse?
— Venez, c'est mon épouse qui se trouvait à la caisse, ce soir.
On s'approche du comptoir acajouteux recouvert d'une plaque de verre. Sous la vitre y a des vues de Dijon, et, derrière le comptoir, les personnes indiquées précédemment. La taulière roupille avec sa progéniture, tandis que la grand-mère récite son chapelet, ça lui tient peu de barbiturique.
— Vous pouvez me réveiller Zézette, Mère? demande mon interlocuteur, penché par-dessus le bastingage.
La vioque fait signe qu'elle va finir son pater de foi car on ne parle pas la bouche pleine. Elle a l'âge d'oraison, cette digne dame. Afin de ne pas nous faire trop attendre elle passe la surmultipliée et ses lèvres fonctionnent en accéléré. La voilà qui décharge son grain de rosaire et qui nous file un « Ainsssss-t-il » chatouilleur.