— Zézette ! hèle-t-elle alors en secouant sa fille.
— Non, Monsieur Georges, pas aujourd'hui, mon mari va arriver, fait Zézette dans un état second.
— Fernand veut te causer ! lui rectifie sa mère.
Ça réveille la dame gargotière qui se met sur son séant. Elle porte une chemise de noyé transparente à travers laquelle on aperçoit non seulement des trucs, mais aussi des machins. Elle nous vasistasse en souriant.
— Je rêvais, s'excuse-t-elle.
— Je te demande pardon mon petit cœur, fait Fernand. C'est Môssieur qui voudrait un renseignement.
Il baisse le ton et ajoute après s'être assuré qu'aucune oreille étrangère ne traîne dans les parages :
— Il est de la police.
L'aimable loueuse de sommeil ne se démunit pas de son sourire. Sa vieille maman ferme les yeux pour redémarrer son chapelet. Notre interruption la distrait et l'allumage se fait mal. Elle est obligée de s'élancer dans une pente pour repartir.
— Un certain Hans Brocation est descendu chez vous, il occupe la chambre 421 en compagnie d'un autre caravanier.
— En effet, reconnaît l'ex-dormeuse. Ça me dit quelque chose.
— Quelqu'un a dû réclamer après lui dans la soirée?
Elle branle le chef (ce qui, dans sa profession n'a rien de surprenant).
— Absolument pas.
— Vous en êtes certaine?
— J'ai pas bougé d'ici, affirme-t-elle.
Je réfléchis. Brocation aura donc été buté par quelqu'un habitant l'hôtel, à moins qu'il n'ait indiqué le numéro de sa chambre au quelqu'un que je vous cause, mes crêpes !
— Vous devriez faire opérer votre petit dernier des végétations, préconisé-je, en désignant un racho dans la position du fœtus en campagne, il dort la bouche ouverte !
— Ma femme peut-elle se rendormir? grogne le gargotier impatienté.
— Elle peut, condescendé-je.
Le patron grommelle encore :
— J'aimerais savoir ce que vous lui voulez, à mon client?
— A lui, rien, réponds-je.
Lors, la dame hôtelière s'inquiète :
— Il a porté plainte? Il lui manque quelque chose?
— Il n'a pas porté plainte mais il lui manque effectivement quelque chose, sibyllins-je.
— Quoi? croasse Fernand.
— Quoi? coasse sa femme (elle n'est que soprano).
— La santé, je murmure, car, pour ne pas vous le cacher davantage, il est mort à ne plus en pouvoir !
L'hôtelier s'ouvre en deux latéralement tant est vive sa surprise, intense sa contrariété, évidente sa mauvaise humeur.
— Allons, bon, murmure-t-il, du ton d'un campeur constatant que la pluie se met à tomber. Subitement?
— Tout ce qu'il y a de subitement !
— Crise cardiaque?
— Consécutive à la réception d'un chargeur de revolver dans la région abdominale, mon cher ami. On est peu de chose !
Tandis qu'il s'empêtre dans son émotion, j'appelle le commissariat le plus proche. J'explique à mes collègues aussi bourguignons qu'endormis qui je suis et ce qui vient d'arriver. Au plus fort de manarration, le trio Bérurier, B.B., La Meringue traverse le hall avec des airs de conspirateurs.
— Si on aurait besoin de nous, confie Sa Majesté à mon oreille vacante, nous sommes dans le camion des biscuits Vaporetto. Une idée de La Meringue, c'est le seul endroit dans cette garcerie de ville où qu'on peut trouver Berthe et moi un peu d'isolation.
Là-dessus ils sortent, curieusement cornaqués par le pachyderme.
— C'est une calamité, lamente le taulier après que j'ai raccroché. Un homme assassiné chez moi, en plein Tour de France ! Vous jugez?
— Vous cassez pas le chou-fleur, Fernand, on va essayer d'amortir le coup gentiment, affirmé-je, car j'adore éluder autant qu'élucider.
Alfred, un tantinet beurré, traverse le hall pour venir cueillir sa clé. Il a le regard sombre et la lèvre torve des jaloux.
— Alors, les amoureux sont en travail? grince-t-il.
— Comme des braves, renchéris-je. Alexandre-Benoît a de l'arriéré dans le kangourou à mettre à jour.
Les joues du pommadin se creusent. Il s'ulcère, Alfred. Il a le bonjour.
— Ce gros porc va me la mettre sur cric, ronchonne-t-il, et demain matin au départ, Madame jouera la Dame aux Camélias, c'est couru !
Avec un haussement d'épaules, il s'engage dans Pescadrin.
La flicaille dijonnaise s'annonce sur ces entrefaites. Elle est représentée par deux poulagas rougeauds qui tentent de me snober m'écoutant sans me regarder, comme si je n'étais qu'un simple témoin.
Nous montons dans la piaule mortuaire. Dès qu'ils ont examiné le mort, ils demandent à entendre son voisin de lit, ce qui est très légitime. Soucieux de préserver les amours béruréennes, je leur dis que l'intéressé est absent pour un moment. Ils se rabattent alors sur la chambre voisine. Celle-ci est occupée par deux coureurs de l'équipe Fafatrin : l'Espagnol Alonzo Giro, que ses qualités de grimpeur ont fait surnommer le petit Condor pyrénéen, et l'Allemand Rudy Manther, dont le physique de pin-up boy lui a valu d'être baptisé Beauboche par les suiveurs.
Les malheureux roupillent comme deux coureurs cyclistes venant d'accomplir une étape et s'apprêtant à en disputer une autre. Mais quand deux flics ont décidé de réveiller quelqu'un, les habitants du Père-Lachaise eux-mêmes ne leur résisteraient point. Les valeureux champions grognent l'un en espagnol, l'autre en allemand, ouvrent un œil, puis deux, puis quatre, et enfin se dressent dans leur couche en disant « Que?» et « Was?»
Les difficultés commencent pour mes collègues dijonnais car à eux deux, ces vaillants coureurs ne connaissent que quatre phrases de français, qui sont : Je suis très content d'avoir gagné. —Anquetil était trop fort aujourd'hui. — J'ai été gêné au sprint. Et : Pouvez-vous m'indiquer le chemin de mon hôtel je vous prie?
On le voit, c'est un peu jeune pour répondre aux questions indiscrètes de deux poulardins ne causant que le français-de-commissariat-de-province. Force est donc à mes grincheux confrères de faire appel à mes vastes connaissances linguistiques. Je demande à Alonzo Giro, dans la langue de Cervantes, et à Rudy Manther, dans celle de Karl Marx, s'ils ont entendu un bruit insolite dans le courant de la soirée. Les équipiers du Fafatrin hochent la tête en espéranto. Ils en écrasaient si fort qu'on aurait pu organiser un concours de tir dans leur propre piaule sans risquer de les réveiller.
Résultat négatif. Aussi allons-nous toquer à la chambre d'en face où loge le directeur sportif de l'équipe du Papier Hygiénique Fafatrin, le fameux Jean Méhunraillon, deux fois vainqueur du Tour de Monaco dans les années 30, ex-recordman du monde de l'heure (il a travaillé chez Lipp avant de faire du vélo) et qui offrit la particularité de faire toute sa carrière de champion sur un vélo sans selle car il est albuminurique. C'est maintenant un petit quinquagénaire d'une soixantaine d'années, trapu, râblé — comme un cardeur —, qui porte en permanence une blouse grise d'emballeur, des pantoufles de feutre à carreaux et un béret aussi basque que noir, sommé d'une petite couette du style poire William. Il est grisâtre de teint, il a des mallettes-voyage sous les lampions, et il fait du rappel en marchant depuis son fameux accident dans Le Tourmalet en 1933 (comme il réclamait à boire, une âme charitable lui avait envoyé une canette de bière à travers la figure alors qu'il longeait le précipice).
— Qu'est-ce c'est que cet hôtel de mes trois[2] brame Méhunraillon en nous ouvrant sa lourde.