— S’il vient de servir, dis-je, il a servi contre Môssieur Latour car on vient précisément de tirer sur sa personne !
— Et on l’a raté ! ricane le plus grand (celui qui a du diabète et qui tient son couteau de la main gauche) y a pourtant de la place pour faire un carton !
— Parfaitement ! rugis-je en montrant la pelle bosselée. On l’a raté grâce à ce bouclier de fortune. Je me trouvais avec lui et je peux me porter garant de la chose.
Ça les interloque. Ils se dévisagent, s’hochent la hure, se grimacent, se sourient et décident :
— On va tout de même l’embarquer pour tirer ça au clair, n’oublions pas qu’il y a eu un meurtre dans cet hôtel. Si on a tiré sur Latour ça ne signifie pas forcément qu’il est innocent, mais plutôt qu’il a trempé dans l’affaire.
L’argument se tient et je n’ai rien à y redire. Je pourrais bien objecter à mes confrères qu’ils n’ont pas de mandat d’amener, mais cela ne ferait qu’envenimer les choses. Et puis les loups ne se mangent pas entre eux, comme se plaît à le répéter Félicie ma brave femme de mère.
— Quand je vous disais que c’était ma fête ! geint La Meringue, à bout d’écœurement. Après tous mes avaros, v’là qu’on veut me bigorner et qu’on m’enchriste pour finir !
— Pour finir ! grince le plus petit des roycos (celui qui est marié à la fille de sa belle-mère et qui écrit « catastrophe » avec deux « f »). Ça n’est que le commencement de la fin, Gros Lard ! Tu vas voir…
— J’aimerais lui parler en particulier ! interviens-je.
Ils en ont classe de mes grains de sel successifs.
— Regret ! laisse tomber le plus grand de mes deux collègues (celui qui aime les nouilles au fromage et qui soigne ses hémorroïdes au beurre d’anchois). Pour lui causer, vous passerez par la filière normale. Salutations !
Et ils s’en vont, emmenant en laisse l’ex-champion de piccol’s dames.
Je dois vous avouer, mes bons amis et mes chères amies, que j’ai rarement vécu une soirée semblable. C’est de la loufoquerie sanglante ! On boit ! On rit ! On tue ! On fait des parties de cuissots ! Tout ça dans une ambiance de fin de kermesse assez ahurissante.
La Gravosse qui a les jambons ramollis fait la bibise à son champion.
— Je vais rejoindre Alfred, elle dit. N’oublions pas que demain il y a fête à bras. Et puis, tout seul, il doit morfondre.
— Y a que ça à faire, hargnit le Puissant.
Béru, sa séance amoureuse l’a dopé. En mettant à sac les biscuits secs (sic) il a pris conscience de ses prérogatives maritales.
— Écoute, fillette, morigène-t-il. Je trouve un des cent dans le fond que tu suivisses le Tour de France avec un homme seul dont au sujet duquel tu partages la piaule ! Des mecs malins-formés pourraient finir par croire des choses…
Le regard de Berthe se coagule.
— Des empêcheurs de tourner en rond comme toi, Alexandre-Benoît, fustige-t-elle, j’en ai rarement trouvé de pareils !
— Turlututu, plaide le Gros. Je connais comme les gens ont l’esprit mal formé. Dire qu’à partir de demain je suis t’en vacances, moi aussi j’eusse pu le suivre, le Tour, après tout !
— Il est trop tard, tranche la Gravosse. C’est tout un travail pour faire partie de la caravane.
Elle est fière d’en être, Berthy. Dans la vie tout est à lavement (Béru dixit). Il y a partout et en toutes circonstances une frontière plus redoutable que la Grande Muraille de Chine entre les gens qui en sont et les gens qui n’en sont pas. Ça va de la Légion d’honneur à l’Académie française, en passant par le Rotary-Clube et la Société de pêche des joyeux gaulemen matinaux.
Conscient de sa flagrante infériorité, Béru abdique et se réfugie dans une humilité où flottent les miasmes de la rancœur, tandis que sa chère élue gravit l’escalier dans le style Mistinguett en lançant un baille-baille général.
Des ronflements montent de la caisse. Le taulier, à califourchon, sur une chaise, prend ses quartiers de nuit. Il est bien content qu’on ait arrêté quelqu’un. Ça atténue les désastreux effets du meurtre. Il craignait que Michelin ne lui sucre sa fourchette.
— Et maintenant ? murmure le Gros, un brin désemparé.
— Avant de se pieuter, on récapitule, dis-je. Comme dans Shakespeare, gars. Dans toutes ses pièces, y a un moment où un mec fait le résumé de ce qui vient de se passer, ça facilite la compréhension du public, lequel a toujours besoin qu’on lui mette les poings sur les « i ».
Je m’adosse au comptoir acajouteux de la Réception. Au-delà du meuble, la vieille belle-mère a terminé son chapelet et dort la bouche ouverte après avoir rangé son râtelier sur la tablette du téléphone. D’où je me trouve, et avec la participation de la perspective plongeante, on a une vue imprenable sur son estomac bouffé aux mites.
— Primo, dis-je, un masseur suisse et alcoolique se faisait désintoxiquer dans une clinique huppée de Neuilly lorsque Jeannot, le fameux directeur sportif du groupe Papier Hygiénique Fafatrin, vient le quérir. Hans Brocation aime son métier. C’est le meilleur masseur de tout le cyclisme. Il cède en se référant au proverbe fameux : « Cède, toi. Le ciel cédera (1). » Le Tour démarre (2). Première étape Dijon. Brocation masse ses hommes, se beurre, se couche et subit un chargeur de revolver dans le baquet, ce qui met fin non seulement à sa participation au Tour, mais également à sa vie.
Le Consciencieux interrompt mon résumé.
— Peut-être qu’une équipe concurrente l’a fait effacer par des tueurs à gages si c’était un tellement bon masseur ?
— Voilà qui me paraît un peu excessif, repoussé-je, mais dans ton hypothèse, je retiens pourtant les mots tueurs à gages. Le coup du silencieux montre que les assassins possédaient un outillage perfectionné. C’est pas de la panoplie d’amateur. Bref, Hans Brocation est tué. Personne n’arrive à piger les raisons de cet assassinat. Apparemment, un tel crime ne rime à rien. Son camarade de chambrée, l’estimable La Meringue semble y perdre son latin. Mais voici qu’une heure après la découverte du meurtre, un flingueur tente de se payer ledit La Meringue. Ce dernier en réchappe miraculeusement. L’agresseur s’évapore, pénètre dans l’hôtel et va planquer le pistolet dans l’imperméable de l’homme qu’il a tenté de bousiller. C’est ça surtout qui grince… C’est ce détail qui fait loufoque.
Béru, je vous l’ai déjà fait observer en maintes occasions, parle le langage du bon sens. C’est pas un daltonien de la comprenette. Il a pas les cellules qui font le grand écart et il voit la vie telle qu’elle est, sans l’embellir ni l’altérer.
— C’est pas si loufoque que tu causes, Mec, murmure-t-il. Les tireurs d’élite, en somme, ils cherchaient quoi ? A neutraliser La Meringue. Comme ils ne l’ont pas tué, ils l’ont fait arrêter, c’est un résultat appréciable !
— C’est ma foi vrai, conviens-je. Reste à savoir pourquoi on tient à ce que La Meringue ne continue pas ce Tour de France…
— Reste à tout savoir ! rectifie l’Hénorme. Le masseur, son meurtre, il pose une sacrée énigme, non ?
Comme il dit, la porte de la cabine téléphonique située au fond du hall s’ouvre à la volée, et Jean Méhunraillon en sort, comme de la pâte dentifrice quand on met le pied sur le tube débouché. Il a enfilé un pantalon et donné à son fameux béret une position intermédiaire qui, sans être celle de la nuit n’est pas pour autant celle du jour. Un long séjour dans la cabine et une conversation animée ont mis sur son visage noiraud d’ordinaire, les couleurs ardentes de l’asphyxie.