— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? interroge Berthe qui possède un vocabulaire infiniment large et varié.
— Comment, s’étonne l’Enflure, tu ne lui as rien dit, San-A. ?
— J’allais, avoué-je.
— Me dire quoi ? s’inquiète Mistress Berthy.
— Je vais faire le Tour, moi t’aussi, triomphe l’Invulnérable, ça paie, non ?
Un qui renaude vilainement c’est le pommadin. Il a le berlingot qui frissonne, l’inventeur du Poursantif.
— Toi, tu vas faire le Tour ! bavoche-t-il.
— Yes, mon pote, exulte le Somptueux.
— En qualité de quoi t’est-ce ? demande l’épouse.
— De masseur, fait Alexandre-Benoît. Je suis promulgué masseur officiel de l’équipe du papier hygiénique Fafatrin, mon bijou. De cette manière tu pourras pieuter avec ton petit mari bien-aimé.
— Tu te figures que c’est des manières ! s’indigne Alfred. J’ai engagé Berthe, oui ou chose !
— Tu l’as engagée pour filer ta saloperie de berlingot sur la pipe des déboisés, tranche le Véhément, pas pour te tenir compagnie la nuit, sans charre ! Ou alors faudrait-il que je supposasse ?
— Je l’ai engagée à part entière ! algérise Alfred.
— Ma main sur le museau, tu vas l’avoir à part entière, espère un peu, tonne le Tonitruant.
M’est avis, les z’enfants, qu’une belle, longue et étroite amitié est en train de sombrer corps et biens. J’interviens.
— Allons, mes amis, du calme ! Ne donnez pas un affligeant spectacle à la caravane qui ne demande qu’à faire des gorges chaudes !
Ils se taisent, indécis.
— Dis voir, insinue Berthe doucereuse, tu n’es pas masseur, Alexandre-Benoît.
Comme elle a parlé haut, le Gros jette un coup de périscope craintif alentour.
— Et ta sœur, elle est masseur ! bougonne-t-il. Mets-y une sardine à ta clarinette, fillette. Tu te figures que pour filer un coup de chiftir sur les mollets d’un pédaleur faut sortir de la Faculté de Médecine, darlinge ?
— Comment se fait-il qu’on t’ait engagé ? questionne le sournois Alfred.
— Je suis en vacances !
— C’est pas une référence suffisante, ça ! objecte le coupeur de cheveux en quatre.
— Le masseur de leur équipe est cané cette nuit, comme Berthe a dû te causer. Ils n’avaient personne sous la main, si je peux dire. Je m’ai proposé…
Alfred sent qu’il tient le bon bout.
— S’ils t’ont agréé c’est parce que tu leur as dit que t’étais un vrai masseur, hein ?
Et il ponctue d’un clin d’œil complice, très engageant.
— Textuel, fait le Gravos, hilare.
Alfred émet un petit ricanement qui, s’il n’est pas à proprement parler méphistophélique n’en est pas moins satanique.
— En somme, dit-il, si quelqu’un allait casser le morceau comme quoi t’es pas plus masseur que Paul VI, on t’enverrait chez Plumeau ?
Bérurier, devant ce chantage à peine déguisé, bleuit, violit, verdit et puccinit !
— Probablement, répond-il, les mâchoires serrées. Seulement le quelqu’un dont au sujet tu causes, il risquerait de jeter ses trente-deux chailles à la poubelle comme des coquilles de moule ; et puis ça m’étonnerait qu’il pourrait s’asseoir avant cinq ou six mois et je me demande aussi comment qu’il ferait pour mettre des lunettes de soleil vu qu’il n’aurait plus d’oreilles pour soutenir les branches…
Alfred rêvasse un brin.
— Je crois qu’on pourrait conclure un gentleman agrément, dit-il. Chacun de nous aurait Berthe une nuit sur deux, qu’est-ce t’en pense ?
— Je dis pas non, grommelle l’Enflure. Faut y réfléchir. Vous m’excuserez, mais j’ai mes bonshommes à masser.
Tandis que l’étrange trio se disperse, je prends le chemin de la Sûreté dijonnaise. Le départ de l’étape Dijon-Evian n’aura lieu que dans une plombe, ce qui me laisse le temps de bavarder avec La Meringue, si tant est que mes confrères veuillent bien me ménager une entrevue avec le détenu.
Par chance, en arrivant à la succursale de la Maison Pébroque, je tombe sur le divisionnaire Luc Poilot, un camarade de promotion. On se shake les hands. On se raconte le plus gros. Je lui dis Félicie, il me dit sa bourgeoise et ses deux enfants. On se déclare ravi de son sort. On se fait part de ses espérances. On déplore l’élévation du coût de la vie et la pénurie d’autoroutes. On se promet de se téléphoner un jour après quoi il me drive jusqu’au burlingue des inspecteurs chargés de l’affaire. Il y a là les deux gugus de la veille, plus un troisième légèrement bègue sur les bords, mais ça ne se voit pas quand il marche. Les trois hommes ont la mine, la chemise et la ceinture défaites. Leur barbe a poussé et ils boivent du café en soufflant dessus comme des vieux chevaux à l’abreuvoir.
— Et alors, votre client ? je demande, il a passé des aveux complets ?
— C’est un drôle de coriace, sans en avoir l’air, me répondent les deux premiers.
— C c’ c’ c’ c’…, commence le troisième ; mais on ne lui laisse pas le temps d’accoucher.
— Jusqu’à maintenant qu’on se l’est entrepris, dit le plus grand.
— Et il a battu à Niort, conclut le plus petit. A la fin, tout ce qu’il nous répondait, c’était merde.
Il brandit une feuille de papier dactylographiée.
— Vous pouvez constater : il a dit cent quatorze fois le mot de Cambronne, on a compté !
Mon camarade Poilot hausse les épaules.
— Le Commissaire San-Antonio veut lui parler, conduisez-le jusqu’à lui.
En rechignant, les tourmenteurs de La Meringue me pilotent par un dédale de couloirs jusqu’à une cellule grise sise à gauche des ouatères. Les deux réduits rivalisent de malodorance. Un flic délourde et annonce.
— T’es pas encore en vacances, Latour, y a du rabe d’interro.
Puis il pénètre dans la pièce et profère immédiatement le mot utilisé cent quatorze fois par La Meringue comme Bon-Réponse.
Nous nous bousculons à l’intérieur, ce qui n’est pas facile car l’étroitesse de ces locaux motive un élargissement non seulement du détenu, mais aussi des bâtiments.
Ce que j’aperçois me fait une peine immense. C’est plus qu’un triste spectacle, c’est un spectacle triste. La Meringue s’est pendu. Il a découpé sa vaste chemise en lanières, a tressé celles-ci, s’est juché sur son escabeau afin d’atteindre les barreaux de sa cellote et s’est suspendu par le cou à l’un d’eux. Ensuite de quoi il a culbuté l’escabeau.
Avant que mes choses-frères fussent revenus de leur stupeur j’ai redressé l’escamoche (celui-ci n’est pas beau) et sorti mon couteau. Je tranche le lien durement tendu. Les deux cent trente livres de La Meringue choient et échoient à mes collègues qui les choient.