Là-dessus je raccroche. Fiévreusement, je potasse l’annuaire de Pantruche par numéros. Mais, à mon grand dam, Buffon 94–60 n’y figure pas. Je demande alors la Grande Cabane en priorité. Derrière la vitre de la cabine, la Béruche me fait des signes véhéments pour m’engager à le rejoindre. J’en bave dans l’émetteur de voir son accoutrement, au Mastar. C’est pas croyable un déguisement pareil. Pas humain non plus. Ça fige les cellules, ça coagule la pensée, ça meurtrit la rétine, ça ulcère les centres nerveux, ça pertube le métabolisme, ça liquéfie les glandes, ça ébranle le système circulatoire, ça traumatise, ça fissure, ça rompt, ça corrompt les coronaires, ça dévaste les viscères, ça dépancréasse, ça époumone, ça estocule, ça conciliabule, ça férule, ça curule, ça hulule, ça rotule, ça déboulonne : les muscles de l’éminence hypothénar, le grand zygomatique, le long supinateur, le petit palmaire, l’omo-hyoïdien, le biceps brachial et le grand adducteur.
On se sent petit, médiocre, faillible et provisoire tout à coup.
— Allô ! fait la standardiste de la Grande Cabane.
— Ici San-Antonio, dis-je, passez-moi Pinaud en vitesse !
Sa Majesté ouvre la porte.
— Alors, quoi, tu t’amènes, c’est l’heure de la décarrade, mec !
— J’arrive ! Pinuche ? dis-je au mouton qui me bêle dans les trompes depuis Paname.
— En personne, immodeste mon collègue. Où es-tu ?
— A Dijon. Tu as de quoi écrire ?
— Toujours…
— Alors note ce numéro de passoire : Buffon 94–60. Il ne figure pas dans l’annuaire. Tu vas chercher discrètement le nom de l’abonné et, non moins discrètement, te rencarder sur lui. Je te rappellerai en fin de journée.
Il note et demande :
— Le Gros est avec toi ?
— Tout ce qu’il y a d’avec moi ! Et si tu pouvais le voir en ce moment, faudrait que tu vives encore cent ans avant de pouvoir l’oublier ! Il porte des chaussures de ville noires, des chaussettes noires, un short à rayures bleues et blanches qu’il n’a pas pu boutonner because sa brioche et qui dévoile sa bedaine poilue, un tee-shirt trop juste dont le motif représente une course de toro en couleurs et un casque de motocycliste rouge à points noirs qui déguise sa grosse tronche en coccinelle.
— Mais pourquoi ce déguisement ? bafouille le fossile.
— Parce qu’il est le masseur dans le Tour de France, révélé-je.
Et je raccroche pour rejoindre Béru.
Il piaffe d’impatience, ses valoches en mains, le Gravos. Notre bagnole nous attend. La Maison Fafatrin qui fait bien les choses a mis un cabriolet décapotable à la disposition de son honorable masseur. Béru a chiqué auprès de Jeannot qu’il ne savait pas conduire, mais qu’un de ses bons amis (en l’occurrence le gars moi-même) acceptait de lui servir de chauffeur. Donc tout est O.K. et nous prenons place dans la caravane.
Les coureurs signent le registre avant de déhoter. C’est joli tous ces maillots multicolores et ces pimpants vélos qui brillent au soleil.
Il y a de l’émulation dans l’air, de l’entrain, de la joie.
Béru se met à chanter les Matelassiers. Nous sommes provisoirement stoppés dans le square du Président-Videburne.
Le Caruso du pauvre interrompt soudain son chant altier pour me désigner un échassier qui déambule sur les pelouses.
— Qu’est-ce que c’est que cette bestiole ? demande l’assoiffé de Savoir.
— Une outarde, dis-je. Tu n’as donc jamais entendu parler de la Outarde de Dijon ?
CHAPITRE VI
— C’est au poil, non ? roucoule le Gros qui se prélasse à mes côtés, un pied passé par-dessus portière. Quand je pense que Berthe, quelques kilomètres devant, est en train de balancer la charognerie d’Alfred aux déplumés qu’elle aperçoit, alors que moi je joue les seigneurs, ça me fait gondoler.
La bagnole de Jeannot arrive à notre hauteur dans un nuage de poussière blanche.
— Stop ! nous crie l’ancien champion, attendez Alonzo Giro, il a une crampe. Juste avant d’attaquer la Faucille, c’est gai !
Je me range illico sur le bas-côté, entre un curé et une dame âgée (tous deux vêtus d’une longue robe noire). Jusqu’ici le peloton roule à vive allure, très groupé. Aucune échappée n’a été signalée. Comme sont en train de le dire à leurs chers z’auditeurs les radioreporters : « Richard Pini caracole en tête dans son maillot étincelant, pour bien montrer aux autres candidats à la victoire qu’il est prêt à ne pas s’en laisser conter et même à imposer sa loi ! » Point à la ligne.
Le grand troupeau bigarré passe dans un grand frisson de pédaliers bien huilés. Le petit Condor pyrénéen, qui a reçu des instructions, met pied à terre en apercevant le véhicule de sa marque.
— Crampetta ! nous dit-il en désignant son mollet gauche.
— T’occupe pas du chapeau de la gamine, le rassure Béru. On va te la tirer, ta crampetta, mon pote !
Il se met à masser énergiquement la jambe de l’Espagnol. Mais celui-ci hoche la tête.
— Dolorosa ! fait-il.
— C’est la femme des douleurs ! lui chantonne le Gros.
— Tas tort de prendre ça à la blague, Béru, le sermonné-je. Si le roi de la montagne a déjà un pinceau fané, ta carrière de masseur promet d’être courte.
Ça le rend sombre, mon Valeureux.
— Aux grands mots les grands remèdes, dit-il. Je vais y faire un peu de cuponcture !
— Tu t’y connais ?
— On m’en a fait la fois que mon vertèbre du milieu avait pété son joint de culasse, c’est radical !
— Fissa ! Fissa ! supplie Alonzo en désignant l’horizon dans lequel vient de s’engloutir le peloton.
— Voilà ce que c’est, murmure Béru, t’aurais un Solex au lieu de ton vélo ce serait du gâteau pour les rattraper.
Il prend des épingles du commerce dans un sachet de mercerie et se met à les planter dans la guitare de l’Espago. Ce dernier grimace de douleur. Bientôt son genou est déguisé en oursin.
— Dolorosa, geint-il.
— Ah, dis donc, ronchonne Béru, c’t’un crampeur invertébré. Il a le système nerveux en cale sèche, bouge pas !
Il plonge dans sa valise miracle et s’empare d’un flacon.
— Boive, fait-il au coureur.
— Que zaco ? demande l’autre.
— C’est bon pour ce que t’as, Gamin !
L’Espagnol boit une gorgée et tousse.
— Encore, encourage Béru.
Son patient obéit. Il clape de la menteuse et hoche la tête d’un air détendu.
— Ça va mieux ?
— Si !
— Alors décampe, Mec, et n’oublie pas de des serrer le frein à main si tu veux revoir tes potes !
Alonzo montre la bonne douzaine d’épingles enfoncées dans sa chair.
— Et ça ? dit-il.
— Garde-les, j’en ai d’autres, le rassure Béru.
Sans insister, Giro enfourche sa petite reine. Béru empoigne la selle et se met à galoper pour l’élancer. Avant de lâcher prise, il donne une telle détente que le brave Espanche parcourt trois kilomètres sans avoir à fournir un coup de pédale.
Les premières côtes du Jura se présentent, qui vont, comme sont en train de l’écrire les journalistes, opérer une présélection. Le peloton commence à s’étirer sur la route ensoleillée. Une foule de plus en plus dense danse dans les fossés. Les « Vas-y ! » ricochent d’une bouche à l’autre. C’est la liesse populaire ; le grand moment de l’année où le gouvernement peut voter des impôts nouveaux sans craindre les réactions des contribuables. La France, comme l’écrit M. Jacques Godemuche dans son éditorial, vit à l’heure du Tour ! Seul compte pour elle ce « serpent bigarré » qui justement serpente derrière d’intrépides motards, entre une double haie de badauds en délire.