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Je frictionne le champignole. L’aiguille marque 80. Quelques secondes s’écoulent. Je suis les embardées de Giro dans mon rétroviseur. Il a pris le parti de pédaler à mort pour garder son équilibre. La foule, médusée, se tait. Un grand moment de l’histoire du cyclisme s’accomplit.

Nous rattrapons Jacques Anguenille, superbe pourtant dans son beau maillot vert de l’équipe des Moulins à Légumes Tournicoton. Et puis c’est le maillot jaune Richard Pini que nous sautons sans façon. Courzidor est en vue. Il grimpe d’un bel élan, à coups de guiboles robustes. Han ! Han ! Han ! Il dodeline à peine le buste. De temps à autre il file un coup de périscope par-dessus son épaule afin de mesurer son avance. Nous le passons. Il nous adresse un clin d’œil. Mais soudain il pâlit mochement en voyant filer un météore à son côté. Il tente d’accélérer. Il accélère sans doute, mais que peut-on faire contre un type lancé à quatre-vingts à l’heure dans une côte ? Il se sent battu, perdu, mystifié. La Faucille lui coupe les jambes ! Elle le fait devenir marteau (1). Nous voilà presque au sommet du col.

— On largue les amarres au sommet ? je demande à mon « patron ».

— Qu’est-ce t’en penses ? condescend-il.

— Ça vaudrait mieux, tracter un zig dans une descente en lacets, c’est pas prudent.

Tout à coup, Béru pousse un cri. Il vient de morfler un projectile sur le coin de la bouilloire. Il porte la main à son oreille qui saigne et se penche sur la banquette de veau (les sièges sont en cuir).

— Malédiction ! fait-il comme dans les romans d’Alexandre Dumas père.

Et il recueille un très étrange objet : le râtelier d’Alonzo mordant toujours le bouchon. Son ustensile à croquer les croque-monsieur, trop sollicité par la tension du filin, a choisi la liberté, au Condor. Le fil de nylon élastique l’a ramené à nous.

Jolie pêche ! Belle prise ! Trois dents en or pour faire plus vrai dans ce damier complet ! Mazette, c’est un signe intérieur de richesse pour l’Espagne ! Maintenant le Condor vole bas. Il est en pleine dérive. Les cannes coupées, redevenues de plomb, brusquement. Il a réintégré durement sa pesanteur originelle, Giro. La reprise est dure avec la réalité. Elle monte, la réalité ! Elle fait des boucles ! Elle est poussiéreuse ! Le soleil cogne dessus ! Et là-bas, plus bas, dans un virage, Courzidor qui a aperçu le maillot quasi immobile de l’Espanche trouve un regain d’énergie.

J’exécute une marche arrière. On ne peut plus remettre ça avec le fil de nylon : y a trop de monde. Et puis le râtelier s’est brisé en mordant le lobe de Béru. On ne peut qu’exhorter Alonzo. Le doper de paroles !

— T’es à deux cents mètres du col, Alonzo ! lui crie-je. Du cran !

Il a un geste évasif. Sa bouche ressemble à un casse-noisettes. Une mâchoire en bec de marteau, il a pris dans le col de la Faucille (1).

— Pédale, hé, feignant ! hurle la Béruche. Tu te figures tout de même pas que tu vas faire tout le Tour en pullman !

— J’ai plus mes dents ! fait-il en pleurnichant et en espagnol.

Bérurier qui a compris ricane :

— Justement, tu risqueras plus de mordre la poussière !

Il se dresse sur ses pédales, le pauvre Condor, mais sans avancer. Le Condor est toujours debout lorsque Courzidor débouche du dernier virage.

— Fonce ! Fonce ! crie la foule.

— L’Espagne te regarde ! m’écrié-je.

— Et si t’as de mauvaises notes, Franco te fera fusiller en rentrant ! complète le Gros.

Alonzo Giro a-t-il compris ? Toujours est-il qu’il avance. Un demi-tour de roue ! Un tour complet. On s’égosille ! On le supplie ! Il remet ça… Mais Courzidor arrive inexorablement.

Béru replonge dans son inépuisable valoche. C’est la corne d’abondance salvatrice ! Il ouvre une boîte, prend une pincée de quelque chose et laisse pendre sa main hors de la portière ! La foule n’a d’yeux que pour Alonzo qui mollassonne et pour Courzidor qui fuse. Plus que quinze mètres entre les deux coureurs ! Plus que dix… Plus que cinq…

L’Espagnol cherche son énergie dans la poche de son maillot et ne la trouve pas. Courzidor radine. Plus que deux mètres. Et voilà qu’il crie « Merde » et s’arrête. Il a crevé.

Son directeur sportif Michel-Ange Gémi (célèbre parce qu’il n’a jamais gagné le Tour de France) se précipite avec une roue neuve.

Pendant qu’on remet en état la bicyclette de Couzidor, nous remontons au niveau de l’Espagnol. Il récupère. Y a rien qui dope mieux un champion que les déboires de ses concurrents. Et puis la foule énorme rassemblée au sommet le galvanise littéralement en scandant son préblaze. A-lon-zo, A-lon-zo !

Il retrouve ses forces, le king de la montagne. Il se déhanche un bon coup.

Courzidor repart et redit « Merde » immédiatement parce qu’il vient de recrever. Un journaliste de La Pédale du Soir est en train de noter fiévreusement dans son carnet que le « Dieu des sommets excommunie le courageux champion ». L’image est de toute beauté et fera sûrement monter le tirage de la Pédale, ce qui n’est pas négligeable, vu que dans la Presse il y en a beaucoup d’imprimés mais peu des lus.

— Il a pas de bol, compatis-je.

— Par contre, murmure Béru, il a toutes les semences de tapissier que je viens de larguer sur la route ! Si après ça Alonzo ne gagne pas l’étape c’est qu’il a du jus d’huître dans la canalisation !

— Tu as fait ça ! m’étranglé-je.

— Et alors ! Tout pour le succès de l’équipe !

En avant, dans un effort suprême, Alonzo Giro vient de franchir la ligne blanche marquant le sommet du col. Ce col, croyez-moi, c’était pas de la tarte ! Il morfle un seau d’eau d’un supporter en pleine frime, s’ébroue et rabroue le généreux donateur. Jeannot, en délire, se porte à sa hauteur.

— Et maintenant, descends ! ordonne-t-il. Tu as partie gagnée si tu négocies bien tes virages.

Effectivement, ça crève à qui mieux mieux sur l’arrière. Le peloton devient un écheveau. Les motards, les voitures, tous les pneumatiques dégustent la bonne semence de Béru et exhalent leurs derniers soupirs.

Le Condor pyrénéen comprend qu’il a le Ciel avec lui, et mieux encore que le ciel, en l’eau cul rance : il a Béru. Le Vaillant, l’Ingénieux ! Le Décidé ! Le Risque-Tout !

Sa défaillance est surmontée. Il est happé par la vallée. Il y en a beaucoup d’happés et peu d’élus, notez bien, mais cette fois-ci Giro se trouvant seul, tous les espoirs (williams) lui sont permis.

— Fonce ! Fonce ! lui crie Jeannot, debout dans sa tire.

— Fonce ! Fonce ! reprend la populace, survoltée par l’exploit.

— Bouge ton cul ! invite Béru.

L’état de Grâce, il connaît, Alonzo. Ça baigne dans le beurre pour lui. La pompe de Méhunraillon aux miches, il commence la dégringolade entre les sapins. Le lac de Genève miroite, tout là-bas, dans une vapeur bleutée qui ferait penser à la Suisse s’il ne s’agissait d’elle ! Les Jurassiens bordant la route l’acclament, l’incitent, l’expectorent.

Et le vaillant Ibérique libéré et lyrique fond sur la plaine étalée à ses pieds. Il fond sur le Léman, ce qui fait dire à un radioreporter poète, que le roi de la montagne vient de troquer les serres du Condor farouche, contre les palmes de la blanche mouette. La mouette descend donc vers sa Moët et Chandon victorieuse. Il l’aura bien méritée l’édentier. Ce soir, l’Espagne sera fière de lui ! La Castille pavoisera et des cœurs féminins battront derrière les jalousies d’Andalousie. Les couteliers de Tolède auront la lame à l’œil. Et dans Barcelone, une Andalouse aux seins brunis ira répétant son nom harmonieux.