L’Escurial pâlira aux feux de sa gloire, et l’orgueilleux clergé ne manquera pas de lui envoyer une grande boîte d’indulgences partielles, ce qui est moins utile peut-être qu’une boîte de chocolats ou de préservatifs, mais qui n’est pas négligeable pour autant. Bravo, Alonzo ! Plonge sur la vallée, tu verras comme elle est verte ! Mets la photo de Franco sur ta poitrine pour te protéger des courants d’air et dévale l’aval, cavale ! Avale étant valide les vallons émaillés de valériane. Valeureux valet de Valence, valse sur ton vélo. Ton beau vélo de Ravel à la valve valétudinaire. Allons-y, Alonzo ! Allons aux eaux pures du Léman ! Le Gravos mate notre compteur bornométrique.
— Il se paie un petit quatre-vingt-dix dans la descente, remarque-t-il, c’est point si mal !
A l’arrière, R.A.S. J’ai idée que l’avance de l’Espanche augmente à vue d’œil. Je branche la radio pour savoir où nous en sommes. Car, tous les Tourmen’s vous le diront, c’est par leurs postes qu’ils se tiennent au courant des péripéties de la Course.
Un envoyé de l’Ortf (1) resté au sommet du col annonce qu’Alonzo Giro est passé maintenant depuis cinq minutes et qu’il est virtuellement maillot jaune ! Ça fait chialer le Gros.
— Mon œuvre ! il vagit ! Mon œuvre, San-A. J’ sais pas ce qui me retient de quitter la Poule pour me consacrer à la bicyclette ! J’ai une carrière à me faire dans le deux roues !
Au lieu de lui répondre je pousse un cri.
La bagnole de Jeannot qui dégringolait à une centaine de mètres de nous vient de décrire une embardée terrible dans un viron en épingle à cheveux. Un pneu arrière qui a éclaté. J’ai vu le nuage. L’auto pique vers le gouffre. Des gens s’écartent en hurlant. Elle plonge sur la vallée et disparaît.
Je stoppe et fonce sur les lieux de l’accident. J’aperçois la guindé du directeur sportif, les quatre pattes en l’air, contre un rocher cinquante mètres plus bas.
Je m’élance dans la pente. Quelques bonshommes courageux me suivent. Nous atteignons le cabriolet après quelques minutes d’effort. Un corps, celui du chauffeur, gît sous le pare-brise, le montant de celui-ci l’a décapité.
— Il y en a un autre ! clamé-je.
— Je suis là ! lance l’homme au béret.
Nous découvrons alors Jean Méhunraillon dans un sapin le béret enfoncé jusqu’aux sourcils.
Il a été éjecté opportunément et sa blouse grise s’est accrochée après la branche cassée d’un arbre.
Les sauveteurs s’activent à le désuspendre. Pendant ce temps j’examine la roue arrière gauche de la pompe. Je ne voudrais pas sembler immodeste, mais franchement, rien ne m’échappe. J’ai un œil qui enregistre tout. Au moment où l’éclatement du boudin s’est produit, j’ai ressenti une impression bizarre. Ou plutôt mon sub’ l’a ressentie. Et voilà que votre San-A. survolté fouinasse comme un bleu d’Auvergne dans un labour. Il cherche, et il trouve.
Le pneu n’a pas pété accidentellement. Une balle l’a mis out ! Elle s’est logée dans la garniture intérieure de la jante où je n’ai aucun mal à la récupérer. Mine de rien je la glisse in my pocket.
Le Jeannot décroché vitupère comme un perdu.
Son chauffeur est clamsé, sa bagnole foutue, mais il ne songe qu’à son Condor pyrénéen lancé dans la pente. Il rajuste son béret, s’élance vers la route, avec la fougue d’un zouave chargeant à la baïonnette. Nous avons de la peine à lui filer le train.
De retour sur la route, je mate autour de moi : plus de voiture, plus de Béru. Les badauds me renseignent : n’écoutant que sa conscience professionnelle, le Gros s’est mis au volant pour continuer sa route.
— Courzidor est passé longtemps après Alonzo Giro ? interroge Jeannot.
Un frémissant du cadran qui a tout chronométré le renseigne :
— Trois minutes cinq secondes derrière.
— Et Jacques Anguenille ?
— Il était dans la roue de Couzidor.
Jeannot, superbe d’autorité, stoppe une camionnette de sa marque chargée de vélos. Nous y prenons place et la dégringolade sur le Léman reprend.
— Vous avez dû avoir chaud aux plumes, hein ? lui dis-je.
Le directeur sportif du papier hygiénique Fafatrin hausse les épaules.
— J’en ai vu d’autres, fait-il.
Et, filant une bourrade dans le parking à sac tyrolien du chauffeur, il ordonne :
— Mets le pétrole qu’il faut, Jules, mais rattrape-moi cet enfoiré d’Alonzo ; cet animal-là, dès qu’on n’est plus à ses côtés, il prend la mentalité d’un ramasseur de muguet !
CHAPITRE VII
Nous le rattrapons en effet, mais à deux cents mètres de la ligne d’arrivée qu’il franchit en grand vainqueur. Il vient de réussir une fabuleuse échappée, Alonzo. Six minutes d’avance sur le deuxième de l’étape, ça compte, non ?
Jeannot en essuie ses larmes et ses ecchymoses avec son béret. Giro maillot jaune à part entière ! sont en train de câbler les copains de la presse. Une Evianaise en costume national est en train d’embrasser le champion.
Lorsqu’elle a décollé ses lèvres des joues en sueur d’Alonzo, celui-ci fait un geste véhément.
— Vous voulez un autre baiser ? demande en rougissant la jouvencelle de la victoire qui, si elle déteste la sueur, raffole des photographes.
— Non, fait Alonzo, on a oublié mon Perrier.
Quelqu’un s’empresse avec une boutanche d’Evian ; mais l’Espago secoue la tête d’un air boudeur. Il aime l’eau monté sur amortisseurs télescopiques, lui. Faut que ça lui décape ses pauvres muqueuses encrassées par la route ! En rechignant, le Directeur des sources thermales fait droit à sa demande. Je m’approche au côté de Jeannot. Béru est là, radieux, triomphant. Il a morflé un coup de soleil en pleine poire et il bronzit sous son casque coccinellesque. Jean Méhunraillon se jette sur lui, comme un razetter chargé par un taureau vachard se jette sur la barricade protectrice.
— Bravo, mon garçon, lui dît-il. Tu as été de première et je vais te faire voter une surprime. C’est grâce à toi qu’Alonzo porte ce soir la casaque coucou (car Jeannot, lui aussi, lit les journaux sportifs).
Le père Lagonfle se rengorge, l’âcreté de l’émotion lui chatouille l’intérieur du nez. Il se mouche dans ses doigts et reconnaît modestement qu’il a fait tout ce qui était en son pouvoir. M’est avis, les gars, qu’il a même fait plus.
Nanti d’une serviette-éponge, il essuie la sueur de son poulain, tandis que des gnaces de la téloche drivent celui jusqu’à Robert Cassepatte le fameux reporter. En v’là un qui connaît son métier jusqu’au bouchon de valve ! La petite reine, il a tellement flirté avec elle que rien de ce qui la concerne ne lui est étranger.
Il commence par complimenter Alonzo pour sa magnifique prestation. Puis il entreprend de le dénoyauter.
— Au départ, tu ne semblais pas en forme, lui dit-il.
— C’est vrai, répond Giro, en Espagnol, j’avais une crampe.
— Mais tu l’as surmontée, révèle Cassepatte. Et c’est avec un brio extraordinaire que tu as escaladé le col.
Il sourit.
— J’ai même entendu dire par un suiveur que tu grimpais la Faucille comme un marteau[6].
Léger instant de suspense. Alonzo va-t-il s’affaler et dévoiler la supercherie béruréenne ? Que non pas ! La griserie de la victoire est trop bonne. Elle fait du bien par où qu’elle passe ! Faudrait être un ascète Schweitzer, le curé d’Ars, le père de Foucauld pour refuser un tel présent. Sa belle descente fait oublier à Giro sa douteuse montée.