Jeannot, il est intraitable, question turbin.
— Arrête de faire ton circus, Bicco ! ordonne-t-il.
Dompté par la voix de son maître, le Rital s’abandonne.
— Montre un peu ! fait Jeannot en écartant le masseur Mastar.
Docile, Aisuzi ouvre ses jambes musclées, nous démasquant une entrecôte d’une livre bloquée dans la raie de son fessier.
— Si c’est pas malheureux ! fulmine Béru, de la bidoche de premier choix ! Il a couru toute la journée avec ça dans le valseur et ça l’a tellement surmenée, c’te pauvre entrecôte qu’elle est quasiment cuite à point !
Il saisit la tranche de viande et y mord à belles dents !
— Au poil ! fait-il. Juste comme j’aime !
Méhunraillon regarde le furoncle de son équipier.
— Pas beau, dit-il. Tu vas te laisser soigner par Alexandre-Benoît comme il l’entend. C’est un crack cet homme-là. N’oublie pas que c’est à lui que Giro doit de porter le maillot jaune ce soir ! Vu ?
En pleurant, Bicco Aisuzi promet d’être sage. Jeannot l’abandonne donc à la sagacité de mon honorable subordonné et continue la revue de ses troupes, tel un médecin-chef procédant à la visite du matin.
Bérurier achève d’engloutir l’entrecôte. Le rôle thérapeutique de celle-ci étant, selon lui, terminé, il est temps qu’elle retrouve son destin initialement prévu.
— J’avais l’estom’ en portefeuille, s’excuse-t-il, un petit amuse-gueule avant la briffe, c’est réconfortant.
— Qu’est-ce que vous allez mé faire ? s’inquiète Bicco.
— Te guérir sans que t’aies besoin de courir le Tour de France à cheval sur un bœuf, hé brise-miches !
Il expédie l’ultime bouchée et allume un cigare.
— Fous-toi à plat ventre, bébi, et tourne ton prose du côté de la Suisse !
Tandis que le geignard se place dans la position demandée, Béru tire quelques odorantes bouffées de son Henri Clay.
— Quand je te ferai signe, me dit-il, tu lui tiendras les cannes écartées. Faut me le déguiser en brouette pour que je pusse opérer.
Ayant dit, il s’assied à califourchon sur le coureur, face au pauvre derrière surmené de cet enrouleur de pédalier.
— Si t’as mal, crie un bon coup, mais surtout laisse-moi manœuvrer ! lui recommande-t-il. Quand j’aurai fini, t’auras un beau dargif tout neuf, c’est juré !
Et il m’ordonne, d’un hochement de menton, d’accomplir mon office. Me voilà promu aide-bourreau, les gars ! L’assistant à Samson ! J’écarte les membres inférieurs du coureur, l’horrible furoncle est là, énorme, dodu, luisant, couronné de blanc comme le Fuji-Yama. Béru fait tomber la cendre de son cigare et souffle sur l’extrémité incandescente pour l’attiser. Puis, d’un geste sûr, décidé, implacable — un geste d’estoqueur — il l’applique sur le furoncle. Bicco Aisuzi hurle comme douze putois. Moi je préfère regarder ailleurs. Je pense de toutes mes forces aux eaux pures du Léman pour ne pas y aller de mon voyage. Bicco se trémousse comme un beau diable. Mais on l’arrime solide.
— Joue pas les boas constructeurs, gars ! s’écrie Béru. Si tu te tortilles pour une malheureuse brûlure de cigare, la Jehanne d’Arc qu’est-ce qu’elle aurait dû faire alors !
Il s’en branle de la pucelle, Bicco ! Elle fait même pas partie de ses saints habituels. Il ne l’a jamais invoquée ni évoquée. C’est un produit français sans signification pour les enfants transalpins (de fantaisie).
Ça pue la viande rôtie, la fumaga, le cigare, le cochon brûlé, le poil roussi, le furoncle libéré.
L’autre n’en peut plus à force de s’égosiller ! Il réclame sa mère, sa grand-mère, la sainte vierge et son grand garçon. Il appelle le pape. Il hèle le ciel. Il bat de l’aile. Il défaille ! Il s’affaiblit ! Il rend ! Il gémit ! Il s’évanouit !
— Comme ça au moins, il nous bouscule plus le tympan, se réjouit le docteur Béru.
Consciencieusement il se refourre l’Henri Clay dans le bec et continue de le fumer tout en examinant les résultats de son intervention. Le Fuji-Yama a été balayé du derrière Aisuzi. Un cratère sanguinolent l’a remplacé.
— Voilà qu’est net, jubile le roi des masseurs. Je vais y faire un pansement de nos campagnes et demain le gars sera paré.
Il se lève alors et va recueillir sur la commode d’hôtel au marbre fêlé un onguent bizarre et malodorant.
— De quoi s’agit-il ? m’inquiété-je.
— Une mixture infaillible, Mec : toile d’araignée et crotte de pigeon. On n’a jamais rien fait de mieux.
J’adresse une pensée compatissante à Fleming qui se mit la cervelle en tirebouchon pour inventer la pénicilline et je largue le thérapeute pour aller tuber à Pinuche.
Quelques éternuements répondent à mon « Allô ! Pinaud ».
— Tu t’es enrhumé, Bonhomme Gatouillard ? m’apitoyé-je.
— Su les bords de Marne, me révèle ce fier débris. Je me suis attardé à regarder un pêcheur. Il avait au moins deux kilogrammes d’ablettes. Il péchait au ver de vase. Je crois qu’en définitive, pour l’ablette, y a que ça de vrai, le ver de vase. L’asticot ne rend pas pareil. Quand le temps est à l’orage, oui, peut-être. Mais le petit ver de vase est plus appétissant…
« N’oublions pas que l’ablette est capricieuse… »
— Tu as fini de me meurtrir les rouleaux avec ta pêche, espèce de vieux lamentable ! fulminé-je. Je me fous des ablettes et des vers de vase ! Je t’ai confié un humble travail à la mesure de tes plus humbles encore possibilités, alors au rapport, je te prie !
Il toussote, proteste, balbutie, crachote, déplore, récrimine, fulmine, fustige, flétrit, pinuse ! Il parle de son âge et du mien. Il se récapitule, se bilante. Il a des médailles aux appellations difficiles à retenir, certes, mais qui n’en sont pas moins des décorations. Il a de l’emphysème. Il est inspecteur principal. Il a été blessé ! Il a fait la guerre ! Il paie ses impôts. Il connaît le cousin de la femme de ménage du Préfet et il verse au denier du culte. Il peut fournir des quittances de gaz et de loyer. Il a un matricule à la Sécurité sociale. Il possède quelques biens au soleil. Il n’est jamais en retard pour payer sa vignette (qui devrait au moins servir à confectionner des autoroutes, mais ils ne se pressent pas de me livrer mon tronçon, nos voleurs) ; bref, il est un authentique citoyen français et, partant, respectable, Pinaud. Il ne dit jamais non, surtout dans l’isoloir. On le salue ; on l’apprécie ; on l’honore. Et on n’a pas besoin de souvent le peser pour bien le connaître. C’est quelqu’un. Il me force à l’admettre. Je l’admets pour en finir. Je lui téléphone des excuses enrubannées de sympathie. Alors il se calme. Il retombe. Il recrachote. Il remarmonne. Il remarmonne. Il remarotte.
— Je me suis occupé de ton histoire. Le téléphone en question est celui d’une villa des bords de Marne appartenant à un riche homme d’affaires qui travaille dans l’import-export.
— Son nom ?
— James Ledvise.
— Américain ?
— D’origine anglaise, je crois. Grosse fortune, très grosse propriété sur la Côte, yacht, Cadillac, maître d’hôtel, tu vois le train de vie ?
Je réfléchis.
— Tu as vérifié aux sommiers si ce magnat avait un dossier ?
— Non, penaude-t-il.
— Alors tu regarderas. Maintenant je vais te charger d’un boulot plus délicat. Vas-y avec des chaussons de feutre et des gants de velours surtout. Il y a quelques jours encore, ton James Ledvise s’intéressait à un vieux masseur poivrot du nom d’Hans Brocation. Il s’occupait de sa santé au point de lui payer une cure de désintoxication dans la clinique la plus coûteuse de Paris. Pour tout te dire, Brocation a été buté hier soir. Tu m’as compris ?