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Le Gros et moi on se prend une carte d’accès pour les jeux et nous pénétrons dans le sanctuaire. Là, c’est quasi le silence. C’est le recueillement. On n’entend que les voix mécaniques des prêtres-croupiers en train d’officier et le frisson bien huilé de la roulette.

Nous nous approchons d’une table cernée par des gens compassés, s’exerçant à l’impassibilité.

— Faites vos jeux, psalmodie le croupeton.

Béru farfouille dans ses sacoches, sort une pièce de cinq francs et la virgule sur le tapis vert en criant :

— Va gagner ta vie mon kiki !

— Je joue à la téméraire, explique le Gros à la ronde. Le pognon choisit son numéro.

Lors, un croupier réprobateur, lui explique qu’on ne doit pas poser d’argent sur le tapis, mais des plaques. D’un râteau écœuré, il lui refoule sa pauvre pièce.

— Suis-moi, on va aller changer de la fraîche, lui dis-je.

Penaud, il me file le train jusqu’à la banque où des messieurs en smok drainent le flouze des clients. Parmi ces derniers, y a des damoches goitreuses de style Victorien, des barons gourmés, des financiers décrépits, des étrangers préoccupés aux doigts endiamantés et des gonzesses entretenues à la scène comme à la ville par des rois de trèfle séniles. Je reconnais parmi elles la directrice d’un théâtre parisien. A ce propos, des gens s’étonnent de voir la direction de nos salles de spectacle assumée de plus en plus par des femmes. La raison en est pourtant assez évidente : les fins de mois sont bien plus faciles pour une femme que pour un homme.

— J’ai idée que je vais leur éponger des paquets d’osier, affirme le Frémissant. Et pour te prouver que je suis pas du genre dégonflette, je risque mon magot privé.

Ayant dit, Béru ôte son soulier droit, puis sa chaussette.

Le pied ainsi dévoilé, en plein casino, sollicite l’attention générale car il tarabuste simultanément les sens visuel et olfactif. Il est grisâtre, luisant, ongulé. Chaque orteil est couronné d’un cor d’aspect volcanique. Chaque ongle est d’un noir de jais. C’est du panard puissant, velu, sauvage. Le pinceau d’un homme bien posé sur sa planète. Le nougat d’un type ayant l’habitude de shooter dans le dargif de ses contemporains. Un arpion de facteur rural. La botte de radis d’un conquérant. La tige d’un être issu de la terre et qui sue de partout ! Un employé du casino se précipite.

— Môssieur ! Mais môssieur ! il s’égosille, le smokingé. Vous n’y pensez pas ! Où vous croyez-vous !

Tout le monde fronce les naseaux, regarde ailleurs, réprobationne du nez, de l’œil, de la bouche et du fignedé. Faut dire que l’odeur libérée est cruelle. Elle fait pas de cadeau ! Elle dévaste les fosses nasales, les fausses cavales, les forces navales. Elle se répand, se précipite, s’infiltre, s’entortille, envahit, conquiert, asservit. Elle tue les autres odeurs. Elle ridiculise les parfums de Paris et ceux de l’Arabie Saoudite. Elle triomphe sur toute la ligne. Victorieuse à bloc !

Bérurier lève sur l’employé un regard lent et pénétrant. Il toise sa bouche crispée, brave son regard ulcéré, situe sa lippe dégoûtée.

— Eh ben, quoi, mon pote, lui dit-il, c’est parce que j’aère mon petit peton que tu piques ta crise ? J’ai le droit de prendre mon fric là où qu’il se niche, non ? ajoute-t-il en se décollant deux billets de cent francs de la plante du pied.

Il réintègre chaussette et soulier et se redresse, défiant les assistants de toute sa tranquillité surhumaine.

— Vaut mieux conserver son capital dans ses targettes que de le foutre à même sa poche, comme ça, avant de le dépenser, on a le temps de réfléchir.

Il s’approche de la caisse en secouant les deux coupures riches de ses durs effluves.

— Donnez-moi des jetons en rapport ! déclare-t-il.

Les gens reculent. L’employé ne sait pas par quel bout choper les billets. Il voudrait des gants, un masque, des pincettes, de l’Air-wick. Il finit par les faire tomber d’un coup de coude à l’intérieur de son box. On lui avait rabâché que l’argent n’a pas d’odeur et il ne pige plus, le malheureux.

Dégoûté, ébranlé, il lance vingt plaques de dix balles à Bérurier. Ce dernier saisit la pile en faisant la moue. Il examine les jetons d’un œil critique.

— Le fric en Formica, j’aime pas beaucoup, me dit-il, cependant que je troque également mon bel auber contre des morceaux de plastique. Une supposition que les dirlos du casinoche se fassent la valoche un soir, en emportant la caisse, on serait pas fiérots avec ces bouts de rien du tout !

Je m’empresse d’entraîner mon Honorable camarade avant que le scandale soit à son comble.

— Je vas démarrer dans la parcimonie, me révèle le Tacticien. Une piastre par-ci, une piastre par-là, manière de tâter le terrain. Tiens, je me paie le rouge, comme au rade !

Et il virgule une plaquette sur le red. Ça sort. Il laisse encore et gagne. Débuts engageants.

— Voilà le boulot, assure Le Gravos en raflant les quatre mille anciens francs si rapidement gagnés.

— C’est là que nos pistes s’écartent, Mec, lui dis-je. Pendant que tu te ratisses une table, je vais essayer d’en écumer une autre. Mais tel que tu es parti, je te vois très bien remplacer Farouk.

— Cause pas de malheur ! proteste le Démocrate, pour finir comme il a fini !

— Et quoi ! m’emporté-je, il a eu une mort glorieuse : à table, bourré de mangeaille, avec une nana sur chaque genou, il n’a pas trahi sa légende, ce cher Gros. La nappe du restaurant lui a servi de linceul, c’était comme qui dirait son champ de bataille. Il est cané à l’honneur, ça vaut mieux que de se payer une agonie interminable au fond d’une alcôve…

Sur ces fortes paroles je laisse Béru en tête à tête avec la chance et je vais provoquer la mienne en combat singulier. Mon chiffre ayant toujours été le « 4 » — du moins le croyé-je — je risque un sacotin sur cet honorable chiffre. Vous le voyez mes amis, l’homme le mieux équilibré a ses faiblesses. Faut toujours qu’il réserve une parcelle de lui-même au merveilleux, au surnaturel, à la fée Machin-chouette… Il croit avoir un chiffre, un jour, une cravate bénéfiques. Il se persuade qu’un objet, un mot, une date lui portent bonheur. Il guigne un signe favorable. Il consulte les augures. Il fait du panard à la veine sous la table du quotidien. En son for intérieur, il se sent remarqué, marqué, protégé, recommandé par le Barbu. Il a Mahomet, la Sainte Vierge, Confucius, Jésus, Bouddha, de Gaulle, Saint-Pierre-et-Miquelon de son côté.

Il se gausse du gnace qu’ose pas passer sous les échelles ou qui se vote un bif de loterie le vendredi 13, mais lui il dit que c’est le « 4 » son chiffre. Et qu’il est paré lorsqu’il porte sa cravate verte à rayures noires. Il refuse les œillets et rebrousse chemin lorsqu’en sortant de chez lui il croise un enterrement. Ce qu’il estime une preuve de connerie chez les autres, pour lui ça devient une attention du Très Haut ! Un clin d’œil de la Providence. Orgueilleux comme des poux, nous sommes égoïstes à en péter, à en craquer de partout comme une châtaigne au feu. Ça fait partie de notre confort spirituel. Ce sont là les signes douillets de notre immense faiblesse humaine. Faut pas lutter contre, pas les cultiver non plus, mais s’y soumettre pudiquement. Donc, le chiffre « 4 » étant à moi tout seul, je joue le « 4 » et vous serez à peine surpris si je vous dis que c’est le 17 qui sort, n’est-ce pas ? Il m’arrive rarement de flamber dans une salle de jeu. Ce genre d’endroits me fait un peu honte. C’est mesquin, l’espoir de gagner, c’est même honteux, avilissant. Faut pas truquer avec la vie, les gars. Le blé ça se gagne à l’huile de coude, ça ne se gagne pas tout court. Ou alors c’est pas du vrai flouze. Il reste à l’état de bulle de savon, irisée et illusoire. La preuve, ceux qui le gagnent le reperdent, y a une morale dans l’immoralité.