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Quand je joue je ne me paume pas dans des savantes combinaisons. La martingale, c’est bon pour mon imperméable. Je mise au numéro. Tout ou rien, quoi ! Je balance encore une demi-douzaine de plaquettes, sans obtenir le moindre résultat.

Ça commence à me faire tarter. J’ai conscience de m’unir à la cohorte des anxieux du tapis vert en virgulant ainsi mon pognon, plaque par plaque, comme on jetterait les tuiles de sa masure.

Je prends ce qui me reste et le jette sur le « 4 ». Le croupier déclare que rien ne va plus (ce qui est également mon avis) et lance la boule dans le baquet. Elle roule, trépide, tressaille, sautille et finit par tomber dans l’alvéole numéro « 4 ». J’ai une bouffée de contentement, pas à cause du gain, mais parce que je me sens confusément touché par la grâce, atteint de clairvoyance, quoi !

Je ramasse le paquet de plaques qu’on pousse dans ma direction et je me lève. Je viens de me faire près de deux cents raides. Y a de quoi se déboussoler la pensarde. Comme je quitte mon siège, je me trouve nez à nez avec une gonzesse comme on n’en rencontre que dans les livres (les miens de préférence). Elle devait me regarder miser car elle me sourit gentiment et murmure :

— Vous êtes un sage.

— Ça dépend des moments, je lui rétorque en l’enveloppant d’un regard qui doit lui tenir chaud de partout.

Elle s’assied à ma place et joue quatre numéros. Par politesse, j’attends un instant, par politesse et aussi pour pouvoir renifler son bath parfum et lui contempler le décolleté. La fille est blonde, avec les cheveux courts. Très bronzée. Des roberts affûtés au taille-crayon ; bref je n’aurais pas besoin de prendre de l’huile de foie de merluche ou de me chatouiller la thyroïde avec une plume de paon pour qu’elle devienne très vite mon genre. Elle perd, rejoue, reperd tandis que je la repère en rêvant de l’embarquer dans mon repaire…

— Ça n’a pas l’air de bien se présenter, lui dis-je à l’oreille.

— Vous avez une recette à m’offrir ? elle demande sans se retourner et en misant quatre autres numéros.

— Une recette non, mais du champagne si le gosier vous en dit.

Elle fait comme si elle n’avait pas entendu ma proposition. Je vois ce que c’est : une bégueule. Le genre de nana qui vous sourit mais qui se drape dans son quant-à-soi si on a le malheur de vouloir nouer des relations, fussent-elles purement diplomatiques.

Je n’insiste pas. San-A., vous le savez mes belles, c’est pas le genre crampon. Les sœurs c’est comme les godasses : ça va ou ça ne va pas. Quand ça va, ça va bien, mais quand ça ne va pas je laisse quimper.

Je me dirige vers le terrain de manœuvre du Gros pour mater où il en est. M’est avis que la Berthe doit être en train de lui faire le grand jeu à Alfred, car il se goinfre, Béru. C’est pourtant vrai qu’il ressemble à feu Farouk le peu farouche. Devant son tas de plaques il devient crapoteux, suifeux, potentat jusqu’au bout des ongles. Il dompte la chance. Il lui a imposé sa loi à cette fichue garce. Il la domine. C’est le Jules de Madame ! Son amant de cœur, son barde. Les mâchoires crispées, la paupière de plomb il jette ses plaques avec sûreté, à l’ultime seconde, après un temps d’hypnose. Et la bille répond à ses avances. Elle a débouché pour lui sa corne d’abondance, pour lui, Béru, dont les cornes jusqu’alors ne furent que celles des cocus. Il joue, il gagne, médite, rejoue, regagne (avant de regagner l’hôtel). Ça n’est pas un tacticien, ni un théoricien. Non, il se laisse porter par l’instinct et par l’instant. Il flirte avec des ondes avant-coureuses. Et vlan, dix sacs sur le 23 ! Pourquoi le 23, mort de mes os ! C’est pas un numéro, ça ! On ne « sent » pas le 23, c’est pas vrai, pas possible ; je démens !

Et pourtant c’est le 23 qui sort. Le mage Béru avait vu juste. Car il AVAIT VU, comprenez-vous ?

Je ne lui parle pas. Lorsqu’un somnambule prend la gouttière du gratte-ciel pour les jardins du Palais-Royal, faut pas l’interpeller. Au contraire : on retient son souffle, on se réprime, se comprime le borborygme éventuel. Ma présence dans son dos me paraît déjà pernicieuse, provocatrice de perturbations dans le surnaturel où il s’est fourvoyé. Je m’écarte à reculons, comme on sort de la chambre d’un agonisant. Faut pas empiéter sur ses radiations. Faut lui laisser son champ magnétique intact, sans jeter de papiers gras. On ne bivouaque pas dans l’aura d’un mec à qui la Chance roule une galoche ! Oh que non ! Ce serait criminel. En reculant je heurte un corps étranger mais que je ne demande qu’à mieux connaître puisqu’il s’agit de la fille blonde de tout à l’heure. Elle a les yeux gris-vert, faites excuse maâme la baronne, j’avais pas encore remarqué.

— Eh bien, dit-elle sévèrement, ce sont des propositions de Gascon que vous faites !

— Mais je croyais… J’avais cru comprendre… Votre silence…

La boule venait d’être lancée, on n’a guère envie de bavarder dans ces cas-là !

Je lui distribue toute une série de risettes et de regards enjôleurs.

— Allons au bar, proposé-je.

Mais elle fait la moue.

— Vous tenez à vous éterniser ici ? Cet endroit me sort par les yeux car je viens de ramasser une fameuse culotte.

Je me dis in petto, car je suis un garçon bourré de savoir-vivre jusque dans les fontes, que sa déculottée n’est pas encore terminée.

— Vous avez raison, cherchons un coin plus sympathique.

* * *

Elle porte une robe blanche avec de la dentelle noire par-ci et un peu par-là. Elle sent bon la femme. C’est mieux qu’un parfum : c’est une odeur ! Riche ! Présente ! Ensorcelante.

Un galonné du hall à qui j’offre une surprise de mille balles nous indique une boîte sensas, à deux pas du casino. Ça s’appelle Lance l’eau du Lac. L’enseigne est basée sur une astuce pour ne rien vous cacher. On y va. Je me décline à la donzelle. Elle se conjugue. Valérie Desmet. C’est une Suissesse en vacances. Elle caravane dans le secteur c’est son vice. Ça déroute de voir une ravissante frangine fagotée Dior campinger, surtout lorsqu’on a fait sa connaissance à la table de jeux d’un casino, mais c’est comme ça. Elle a horreur de la vie d’hôtel, Valérie. Elle a acheté une tire anglaise dont l’intérieur fait studio. Les Rosbifs, ce sont les rois du campement. Les vadrouilleurs du globe.

Elle m’explique que son père est un zig plein de pognon de Bâle (un drôle de trou entre parenthèses). Il lui paie ses caprices. Faut dire qu’il est veuf et s’est remarida, le cher homme. Les papas remariés sont indulgents avec leurs grandes filles issues du premier plumard. Ils essaient de se faire pardonner le deuxième foyer en les couvrant d’artiche et en leur laissant la bride sur le cou.

Je l’écoute en lui caressant aimablement la cuisse sous la table. Le contact de la jarretelle à travers l’étoffe ça met du grisant dans le tactile. Elle ne proteste pas. J’ai droit à ses vacances de l’année dernière en Asie mineure (elle n’a eu vingt et un ans que cette année) et celles de cette année-ci qui démarrent par un grand tour. Elle contourne le Léman pour voir le Tour de France, mais dès demain elle va retraverser son Helvétie natale pour se diriger du côté de l’Autriche.

— Toute seule ? je demande.

Elle a les ramasse-miettes qui font du morse. Oui, toute seulâbre ; petit ange, va ! La main-d’œuvre étrangère elle se la recrute sur place, miss Valérie. Elle déguste les produits du terroir. Pas la peine d’emporter son manger, elle fait son marché sur place. Les denrées fraîches, y a que ça de vrai. On ne peut qu’applaudir à cet esprit d’organisation et à ce goût de la liberté, vous ne pensez pas ? Au lieu de se trimbaler un gnard qui la ferait tartir et lui imposerait ses quatre volontés, elle suit seule sa petite bonne-femme de chemin. Elle coupe aux corvées, à la vision d’un gars qui se rase ou qui lit pendant deux plombes avant de roupiller.