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Cela étant dit, je dois vous avouer que ma virouze au pays des quetsches ressemble plus à un cauchemar qu’au néant intégral. Mes forces, mes pensées sont annihilées, mais il me reste, dans le panier à idées noires, des bribes de sensations. Je continue d’exister en pointillés. Il me semble que je suis en train, couché dans la travée d’un compartiment. Et puis qu’un contrôleur me réclame mon bifton. Je voudrais lui dire de me laisser pioncer, mais il me secoue. Je redors… Plus rien. Et puis encore le contrôleur. Il est allé au wagon-restaurant chercher un seau d’eau qu’il me file dans la poire. Je parviens à remonter un peu mes stores. Tout est brouillé. Y a la fumaga du train entre le contrôleur et mézigue. Et, au travers de cette fumée, un nouveau seau d’eau m’arrive, floc ! J’en biche de partout ! Ça me dégouline derrière la cravate, c’est le cas de dire. Je referme les yeux. Mon bocal a l’ampleur d’une cathédrale. J’ai Chartres en guise de boîte crânienne, avec Péguy qui arpente les dalles sonores. On me glisse alors quelque chose de dur entre les lèvres. Je pige qu’il s’agit d’un goulot. On l’incline, il crisse sur mes dents et un liquide brûlant dégouline dans mes intérieurs. Il me suffoque. Je tousse. Mais ça déchire je ne sais pas quoi en moi. Et brusquement je redeviens votre San-Antonio superbe et généreux, mes poulettes.

Je regarde, je réalise, je constate. En face de moi il y a un grand vilain tout ce qu’il y a de pas beau, avec une tignasse tirant sur le roux, un nez cassé qui ne sait plus de quel côté plonger, et des yeux pareils à deux cerises à l’eau-de-vie sur une soucoupe. Il est assis sur l’un des canapés alors que je gis au fond du véhicule. Ce dernier roule sur une route cahotique. Je vois pas Valérie, mais je me dis que c’est elle qui doit conduire. Je tente de me mettre sur mon séant, mais j’ai les poignets entravés. Je baisse les yeux sur eux et je fulmine en constatant que ces carnes m’ont neutralisé en se servant de mes propres menottes.

Le vilain me considère implacablement. Il tient une bouteille de scotch à la main.

— Ça va mieux ? fait-il au bout d’un moment de contemplation.

— On le dirait, fais-je.

Là-dessus le fourgon tangue un peu plus et stoppe. La porte arrière s’ouvre sur Valérie. L’espace de deux secondes j’aperçois une clairière baignée de lune, en pleine forêt. C’est beau les sapins, mais dans ma situation, ils sentent trop le sapin.

— Et alors, gros malin ? m’interpelle la môme en glissant une cigarette entre ses lèvres.

Galantin, son camarade lui présenté la flamme de son briquet. Elle tire une bouffée et l’exhale avec un léger sifflement.

— A part le poivre, il y avait quoi dans la vodka ? je demande.

— Je l’ignore, je ne suis pas pharmacienne, dit-elle en souriant. Mais avouez que c’est efficace ?

— Magistral. Je connais des tas d’insomniaques qui seraient heureux d’avoir ça sur leur table de nuit.

— C’est pas le tout, dit le rouquin en relevant sa manche pour regarder l’heure.

Il ajoute, après un hochement de tête :

— Monsieur le commissaire San-Antonio, n’est-ce pas, si j’en crois vos papiers ?

— Vous pouvez les croire, ils sont tout ce qu’il y a d’officiels. Et je n’en dirais pas autant des vôtres.

Ça lui fait naître un mauvais petit sourire en accent circonflexe.

— C’est vous qui avez été chargé de l’enquête ? demande Valérie.

Dans un cas semblable, croyez-moi ou allez vous faire renicheler le bandage herniaire, faut jouer les évasifs. Je pige que c’est pas pour flamber que la belle Suissesse est venue dans ce casino, mais bien pour me pêcher. Et elle peut se déclarer satisfaite : ça a mordu illico. La bande qui participe de si étrange façon à ce Tour de France m’a éventé et croit que je m’occupe d’elle. Ça peut être bon, mais ça peut aussi être très mauvais pour ma santé. Lorsqu’on drogue, ligote et kidnappe un super crack de la police (pas d’affolement au sujet de mes chevilles, je porte des molletières sous mon futal) on ne peut guère envisager de le remettre en liberté avec un mot d’excuse pour ses parents ?

— Ça se pourrait, réponds-je.

— Depuis le début ?

— Yes, baby, depuis le début.

— Et vous avez découvert quoi ? coupe le rouquinos.

— Un tas de choses, assuré-je, ce qui mon Dieu est assez vrai.

— Quoi ? insiste-t-il en prenant une vilaine voix de corbeau.

— Les meurtres d’abord, fais-je sentencieusement.

Il rit mochement.

— Alors là, vous n’avez pas eu grand mérite.

Je regrette de ne pas disposer d’une balance qui me permettrait de peser le pour et le contre. Y a pas, je dois choisir. Notez que dans ma situation, si je n’étais pas le narrateur, y aurait du mouron à se faire, hein ?

Je regarde le gars d’un œil perçant.

— Au point où nous en sommes, qu’est-ce que ça peut bien vous foutre, ce que je sais et ce que j’ignore, beau blond ?

— Si je prends la peine de vous questionner c’est que ça m’intéresse, fait-il, mauvais. Alors vous allez répondre, sinon je vais utiliser les grands moyens.

— On me les a déjà faits, affinné-je et voyez : je ne m’en porte pas plus mal.

— Seulement c’est « on » qui vous les a faits, c’est pas « moi » !

Je soupire. Vlà qu’une partie de gnons se prépare. Elle risque d’être délectable. Un zig comme ce gentleman ne doit pas envoyer ses pains par pneumatique.

Il tire de sa poche une petite trousse d’écolier à fermeture éclair et l’ouvre. Je vois miroiter des instruments barbares, coupants, chromés, biscornus et à molette.

— Vous n’allez pas m’opérer de l’appendicite, dis-je, c’est déjà fait.

— Je pense que vous ne m’avez pas identifié, ricane le rouillé. Je suis Freddy Vergeot, dit le Charcutier de Charenton.

Mes tifs se dressent. J’ai jamais rencontré ce quidam, seulement sa réputation est venue jusqu’à moi. Ancien tortionnaire de la Gestapo, il avait disparu depuis la Libération. Et les vieux briscards de la Poule m’ont souvent narré ses épouvantables exploits.

— Je vois que mon pedigree est connu, dit-il.

Pour ne rien vous cacher, les mecs, je me sens un peu pâlot des muscles. Mon sang se fluidifie jusqu’à devenir de la piquette de veines. Le Charcutier de Charenton ! Vous parlez d’un méchant loup-garou !

— Bon, ça va, abdiqué-je, planquez votre panoplie, Vieux, je déclare forfait.

Une lueur d’orgueil luit dans sa prunelle faisandée.

— Bonne renommée vaut mieux que ceinture noire de judo ! récité-je.

— Alors on bavarde ? demande-t-il.

— On bavarde, accepté-je.

— Une cigarette ? me propose Valérie.

— Non, merci, refusé-je, si elle ressemble à votre vodka je préfère m’abstenir.

Elle rit et jette le paquet sur la tablette d’acajou.

— On y va, décide Freddy. Vous prenez des notes pour la maison mère, Valérie ?

— J’ai mieux, dit-elle en appuyant sur le déclencheur d’un petit magnétophone à piles.

Elle avance le micro dans ma direction, telle une reporter radio interviewant un gars.

— Vous êtes sur l’affaire depuis le début, dites-vous, commence le Charcutier de Charenton, qu’appelez-vous le début ?

Je marche au bidon, sur des sensibles. L’état second, quoi ! Le pif. Quand on est un vrai poulardin, c’est dans ces moments-là qu’on déballe son flair de sa gibecière.