Ma parole elle va me faire marron, alerter la garde ! Pas de ça Suzette !
Je m’arrête, j’élève le feu de mes deux mains. Mais c’est duraille de viser quand il y a un silencieux au bout du canon. Le point de mire vous pouvez le mettre dans le kangourou, il ne sert plus à rien ?
Heureusement que je suis médaille d’or de tir ! Je n’aurais été que médaille d’argent je ne pouvais répondre de rien.
Tfing ! Tfing ! Oing ! petrouiue dans la clairière. J’ai visé les boudins. L’arrière-droit morfle et éclate. Ce à l’instant précis où Valérie champignonnait à mort. Son bahut décrit une embardée terrible, quitte le chemin orniéreux et plonge dans la pente. Je le vois cabrioler un peu et percuter un gigantesque conifère déguisé en sapin.
Le pare-brise explose, le capot se rétrécit et le moteur cale. J’accours, je m’évertue ! La gosse est coincée entre la caisse du fourgon et l’arbre. Ses mains crispées sur le volant sont dressées, brandissant le cercle comme une auréole : Napoléon s’autosacrant. Quant à la tige de la direction, elle lui est entrée dans la poitrine. Pour tout vous dire, la môme est un peu morte. Un flot de sang jaillit de son corps sage. Sa tête est inclinée sur le côté. J’éprouve un intense sentiment de détresse. Je sais bien que ce vilain monde a largement mérité son sort, mais je n’aime pas bousiller mes contemporains. Je suis un pacifiste dans mon genre. J’aurais dû embrasser une vocation apte à ne pas me filer de l’urticaire sur la conscience ! Voilà qu’après avoir été le tombeur, je deviens l’hécatombeur de ces dames. Chienne de vie !
J’explore le camion-campinge, mais n’y trouve rien de particulier, sinon un revolver à crosse de nacre pour jeune-fille-en-vacances. Je me rabats donc sur le petit magnétophone, le biche par l’anse, et rebrousse chemin.
Quatre ou cinq bornes je me farcis par des chemins de campagne baignés de lune avant de retrouver la Nationale. Les montagnes environnantes scintillent dans la nuit estivale de même que le Léman, tout là-bas. La marche me nettoie la pensarde, c’est un bain de fatigue bienfaisant, un dopinge.
A plusieurs reprises je fais signe à des bagnoles de stopper, l’une d’elles, une 2 CV, pilotée par un vieux curé, s’arrête à ma hauteur. Mais lorsque le conducteur découvre mes menottes, il déhotte à fond de ballon et, au moment où vous lisez ces lignes, il doit foncer encore. C’est pédestrement donc que je regagne mon hôtel. Quatre heures sonnent au clocher de l’église Saint-Domingue lorsque je franchis le porche, avec tambour mais sans trompette. Le veilleur de notte qui roupille sur deux paillassons dans le hall se réveille, et maugrée parce que ça fait partie de ses attributions. Sur les contrats de tous les veilleurs de nuit d’hôtel il est bien stipulé que ceux-ci doivent maugréer à partir de deux heures du matin et même engueuler le client à partir de quatre plombes.
Sa montre retardant de quelques minutes, j’échappe de justesse à cette seconde clause resiliatoire de son contrat de travail.
— Vous pouvez m’attraper ma clé ? lui demandé-je, j’ai les bras chargés.
Il obéit en rechignant. Rechigner est une initiative personnelle, pas du tout incluse dans ses obligations professionnelles. Sur le contrat type du V.N.H. le rechignement ne figure qu’à titre facultatif. Elle est laissée au libre arbitre de l’intéressé.
— Ce Tour de France, je voudrais le voir au chiotes, est un vrai bordel !
Il me présente la clé. Pour lors, son regard chassieux sachant chiasser, tombe sur mes pauvres mains cabriolées. Il s’exorbite tellement qu’on lui voit la marque de ses souliers à l’intérieur. Le pistolet surtout le fait glaglater.
— Non ! non ! Je vous en supplie, il bredouille. Faites pas ça, le patron a emporté la caisse et je n’ai que quatre francs vingt-cinq sur moi ! J’ai une femme tuberculeuse, trois filles filles-mères, quatre petits-enfants que je subviens, la médaille des poilus d’Orient, une plaie variqueuse (la varice est un vilain défaut) et je suis porte-drapeau dans ma section d’A.C.[8].
Je le rassure en lui expliquant qu’un copain flic m’a fait une blague. Du coup la réaction se fait, il tombe son falzar et défèque précipitamment dans la plante verte de l’entrée.
Je monte jusqu’à la chambre que j’ai l’honneur et le désavantage de partager avec le Gros, en me disant que ça ne va pas être fastoche de me débarrasser de ces fichues menottes tout seul. Sa Majesté n’est pas encore rentrée puisque la clé était au tableau. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ! Une supposition qu’un autre membre de la bande se soit chargé de liquider mon collègue, pendant que Valérie et le boucher me souhaitaient la Saint San-A. ? A cette idée j’ai l’oiseau verseur qui se crispe.
Je dépose magnéto et flingue sur la commode et, exténué, je me jette sur mon plumard. Mais San-A., vous savez comment il est, n’est-ce pas ? Dans les périodes d’exception il devient exceptionnel lui aussi ! Deux minutes après avoir retrouvé mon souffle je suis déjà debout. Je vais au magnétophone et, tant bien que mal, le mets en marche. La bande magnétique est à son début. Seul mon interrogatoire du camion est enregistré. Mais ça n’est pas pour le réentendre que j’ai branché l’appareil. Je n’ai pas l’oreille narcissiste.
Ce que j’espère apprendre de lui, c’est ce que Valérie a chuchoté en aparté à Freddy Vergeot à un moment donné. Vous vous en souvenez ? Sinon reportez-vous quelques pages en arrière ou, mieux encore, allez vous faire calorifuger l’orifice par les Hellènes. La pauvre damoiselle tenait le micro devant ma bouche lorsque, soudain, elle a attiré l’autre à l’écart, remember.
Ce faisant, elle n’a pas lâché le micro. Je peux donc espérer que ses paroles, bien que proférées à voix basse, ont été enregistrées et qu’elles me fourniront un supplément d’informations.
Les plateaux de l’électrophone tourniquent doucement.
Ma voix ensorceleuse retentit…
Elle jacte ceci :
— Par début, je veux parler des activités de M. James Ledvise.
Là un claquement de doigts, puis un bruit de pas, et encore, la voix basse de Freddy Vergeot interrogeant :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Voix de Valérie.
— Il faudrait savoir s’il a pris l’enquête à partir du premier meurtre à Dijon, ou au contraire au moment de l’affaire du Légérium 34…
C’est faible, mais audible. Je reviens un peu en arrière: « Légérium 34 ». J’ignore ce dont il s’agit. Je réfléchis comme la boutique d’un miroitier. Et les plateaux continuent de se refiler la bande magnétique.
— Et l’attentat de Méhunraillon aussi c’est vous ? demande la chère voix san-antoniaise.
— Méhunraillon ? interroge celle du défunt boucher de Charenton.
— Mais oui ; intervient, explicative, la douce Valérie : la bagnole du directeur sportif.
— Oh ! réalise celle de Freddy Vergeot, évidemment que c’est nous !
Je coupe l’émission. Une chose nouvelle prend forme sous mon chapiteau. Un détail très intéressant m’apparaît. En flinguant les boudins de Méhunraillon ça n’était pas Jeannot que ces chacals visaient, à preuve, son nom ne disait rien au boucher. Conclusion, ils en avaient à son chauffeur !
Deux hommes seulement dans la tire servant de cible : Méhunraillon et le pilote du véhicule. Puisqu’ils ignoraient jusqu’au blaze de Méhunraillon, c’est bien que l’autre passager seul les intéressait, non ? C.Q.F.D. !
Là-dessus, la porte s’ouvre et Béru paraît.
Je suis soulagé en constatant qu’il est entier. Par contre, son air sombre et farouche me frappe. Il a le teint gris, les gobilles cernées et ses lèvres amorcent un vilaine lippe bien avant la troisième taupe. Rapidos, avec cet instantanéisme de la pensée que je suis à peu près seul à posséder, je me dis qu’il a : soit buté Alfred, soit quitté sa femme, soit reçu une balle dans le ventre.