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— Que se passe-t-il, San-Antonio ? demande-t-il avec son ton bourré de sous-entendus, genre « si tu me déranges à cette heure-là pour un motif non valable, c’est à la Sainte Vierge qu’il faudra t’adresser pour obtenir de l’avancement ».

— Avant toute chose, patron, je voudrais vous poser une question, savez-vous ce que c’est que le Légérium 34 ?

Un silence. Sommes-nous coupés ? comme demandait un rabbin de mes amis. Que non pas. La voix du Vieux me vrille l’entonnoir à musique.

— Que venez-vous de dire là, San-Antonio ?

Docile, pas fier et dévoué à l’autorité supérieure, je répète.

— Comment avez-vous entendu parler de cette… heu… chose ?

Je lui bonnis tout, succinctement. Il m’écoute en faisant des « Heugr, hmmm-hmmm, ahoui », et autres interjections.

— Écoutez, mon petit, murmure-t-il, ce que vous me dites là est fantastique. Figurez-vous qu’une forte quantité de Légérium 34 a été dérobée le mois dernier aux usines Glotemuche. Et Dieu sait pourtant que le stock était gardé. Mais nos adversaires ont employé les grands moyens : à l’aide d’une projection de gaufilnegueur d’éthyl ils ont endormi les vingt-trois gardes chargés de la surveillance et ont emporté dans un camion douze grammes de Légérium 34.

Je me farfouille dans l’enregistreur avec le petit doigt destiné à cet usage.

— Vous dites, Boss ?

— Ils ont emporté dans un camion douze grammes de Légérium 34 ?

Dites, les gars, mon boss, il roulerait pas un peu sur la ligne jaune, des fois ? Ou peut-être qu’il est somnambule, non ? Il jacte en dormant et ses rêves interfèrent ?

— Douze grammes de Légérium 34 dans un camion ! je bégaie. Mais M’sieur le directeur…

Il réalise ma stupeur éperdue, mon trouble, mes doutes !

— Oh, vous ignorez donc ce qu’est le Légérium 34, San-Antonio.

— Je n’ai jamais ignoré quelque chose à un tel point, Patron.

— Nos savants ont mis au point un alliage absolument fabuleux qui, tout en ayant la résistance de l’iridium, possède la légèreté du duvet. Je vous laisse à penser la révolution industrielle qui découlera de cette découverte époustouflante !

— Seigneur ! m’écrie-je, car je sélectionne mes exclamations pour parler au Vieux.

— Pour vous donner une idée précise de la chose, poursuit le dabe, à volume égal, la quantité de Légérium 34 qui fut volée correspondrait à environ une demi-tonne d’acier !

J’en bée, j’en suis baba, j’en deviens bébé, ça me fait bobo au bibi.

— Mais c’est faramineux ! Je comprends pourquoi il faut un camion pour en transporter 12 grammes !

— N’est-ce pas ! Ce vol, poursuit le Vioque, a été opéré de première. Aucune piste ! Rien ! Nous avons verrouillé les frontières pour tous les transports de marchandises. Dans chaque poste, dans chaque port, sur les aérodromes, des services de surveillance sont en place. Aucune denrée ne quitte le territoire sans qu’elle eût été contrôlée avec un compteur Strougnbitz, car la masse moléculaire déphasée du Légérium 34 émet des radiations verbo-énergétiques de l’ordre de 78 gloutons-seconde, ce qui, Dieu merci, la rend repérable dans un diamètre de vingt-cinq mètres quarante-trois.

Je sursaute.

— Patron ! Envoyez-moi tout de suite un compteur Strougnbitz.

— Mais…

Je mate l’heure. Le cadran lunaire de ma montre affirme qu’il est cinq heures moins dix en chiffres arabes.

— Frétez un avion particulier. Il me faut coûte que coûte ce compteur avant huit heures du matin !

— Très bien, vous l’aurez !

— Autre chose, appelez le service des cartes grises de la Seine et demandez à quoi correspond le numéro suivant…

Je biche mon carnet et lui donne le numéro porté sur la plaque minéralogique du camion abandonné dans le garage.

— Vous aurez le renseignement très vite, promet le Patron qui a plutôt l’air d’être mon subordonné à la façon dont je le commande.

— Que comptez-vous faire à propos de James Ledvise ? interrogé-je.

— Le faire amener à mon bureau immédiatement, décide le Tondu.

J’approuve son énergique décision et je raccroche pour aller m’étendre sur le plumard voisin de celui du Gros. Un peu vidé qu’il est votre San-Antonio. Ce genre de nuit vous délabre plus un bonhomme qu’une séance de radada-à-répétition.

Je ferme un nœil, puis un nautre.

Mais la dormance ne me vient pas. Cette nuit des allongés m’a chambardé le système.

Je commence par allumer une cigarette, ce qui est rare chez moi vu que je fume avec parcimonie. Je tire trois goulées, sans conviction. Puis j’écrase la sèche dans un cendrier et je me lève.

Cinq minutes plus tard, j’enjambe le veilleur de nuit dans le hall. Depuis un instant il est devenu un veilleur de jour car l’aube est là, qui s’étale dans le ciel haut-savoyard comme une tache d’encre sur un buvard (1).

Un début de circulation anime déjà les rues de cette coquette cité à propos de laquelle Napoléon se plaisait à dire : « Evian ? Elle a peut-être moins de sel que Vichy, moins de gaz que La Bouillens-Vergèze (2) mais elle est plus fruitée. »

Les premiers livreurs déchargent du ravitaillement dans les hôtels. Les marchands de journaux interpellent les boulangers. C’est la vie qui se remet sur ses rails. J’avise un taxi, le premier. Je lui fais signe et lui demande de me conduire à notre garage. En cours de route, le gars, un Italien transalplanté, me demande si je fais partie de la Grande Boucle.

Je lui réponds qu’oui.

Il veut savoir en qualité de quoi.

— De soigneur, évasifié-je.

— Quelle équipe ?

— Papier Hygiénique Fafatrin !

En bon Rital il est passionné par le vélo, cet homme.

— Il y a Bicco Aisuzi dans votre équipe ! fait-il fièrement. Vous le connaissez bien ?

— Pas plus tard qu’hier au soir, je lui ai vu le derrière comme je vous vois, déclaré-je.

Il est aux anges.

— Un fameux champion ! Vous allez le voir tout à l’heure, contre la montre !

Ça m’échappe :

— Ah ! c’est une étape contre la montre, aujourd’hui ?

Il en grimpe sur le trottoir de stupéfaction.

— Vous êtes soigneur et vous le saviez pas !

— J’ai pas examiné le planning, j’ai trop de travail ! Et c’est quoi comme étape ?

Nouvelle embardée. Il est farouchement désapprobateur, outré à mort. Lui, il vit à l’heure du Tour. Rien de ce qui concerne la grande épreuve patronnée par l’Équipe, Le Parisien Libéré ne lui est inconnu. Il sait tous les coureurs, toutes les firmes, tous les infirmes, les développements, les marques de boyaux ou de cale-pieds, l’âge des champions, ce qu’ils bouffent, leurs palmarès, leur vie privée. Il connaît l’itinéraire minutieux ; pas seulement les villes étapes, mais aussi les routes empruntées, depuis les tronçons de nationales jusqu’aux petits vicinaux de dégagement qui évitent les passages à niveau. Les numéros des dossards, il peut les réciter par cœur. Et prophétique avec ça ! Il annonce qu’Alonzo va perdre le maillot jaune aujourd’hui, vu que contre la breloque il est bon à nibe. C’est Jacques Anguenille qui va gagner le canard. Evian-Lausanne, vous pensez, ça fait une petite tirée en passant par Saint-Maurice ! C’est sa longueur d’onde à Anguenille ! Il va leur chourraver huit minutes à ses rivaux immédiats que cause la presse. Et ensuite, dans l’Alpe homicide, ça se tirera la bourre vilain avec le Condor Pyrénéen et Couzidor. Lui, le taximan, il voit le déroulement ainsi : dans les Alpes Alonzo récupère son maillot d’or ; ensuite dans la seconde étape contre la tocante, Anguenille se le rechope. Mais l’équipée pyrénéenne verra le triomphe de Courzidor en fin de compte, il sera à nu sur son propre terrain, Ijfcs — panche ! Néanmoins, le chauffeur ne repousse pas l’intervention d’un août-sidère comme son compatriote Bicco Aisuzi ou comme le jeune Richard Pini qui endossa « la glorieuse défroque » au cours de la première étape.