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Un visionnaire, je vous dis, ce taxi matinal. Il a plus d’un Tour de France dans son sac à prévisions.

Tout en parlant j’arrive au garage. La foule poulardienne qui y grouille indique que le drame a été découvert. On a embarqué les cadavres. Des mecs de l’Identité prennent des photos et mesurent on ne sait quoi avec des décamètres et des airs graves.

— Vous désirez ? m’arrête un agent.

— Équipe Fafatrin, je me présente, je viens chercher le camion de vélos pour la mise au point !

Du coup il est intéressé.

— Alonzo Giro, le maillot jaune, est de chez vous, hein ?

— Et comment, c’est le plus beau fleuron à notre couronne que la terre ait jamais porté.

— Il va « le » conserver longtemps ?

— Jusqu’à ce soir, annoncé-je, il attend un Rasurel fourré qu’on lui a promis pour la traversée des Alpes, ça lui tiendra plus chaud que le maillot jaune, la santé avant tout !

Il rigole.

— Ah ! ces Parisiens ! il fait comme ça.

Y a deux sortes de provinciaux : celle qui admire les Parisiens, qui leur trouve du bagou, de l’esprit et de l’élégance (minoritaire) et celle qui les traite de m’as-tu-vu, de chauffards, de bluffeurs et de peigne-zizi. L’agent appartient à la première sorte, rendons — en grâces à Dieu.

J’escalade la cabine du camion amené par les malfrats de la nuit et je quitte le garage avec mon chargement de bécanes. Je tombe de sommeil, mes petites reines. Ce qu’il ferait bon se pelotonner dans vos bras parfumés pour en concasser un peu.

Je range le camion devant l’hôtel et je m’offre une douche glacée. Un bol de café noir achève de me redonner le tonus souhaité. Les clients de l’hôtel se mettent à remuer. On entend gazouiller les tuyauteries et les baignoires entonnent leur tyrolienne du matin. La standardiste de l’hôtel fourbit les gogues avec une serpillière lorsque je m’annonce dans son domaine afin de lui demander la communication avec l’hôpital de Dijon. A cette heure, le bigophone est un enchantement. Dans cette société engorgée qui est la nôtre, le petit matin est un moment encore préservé pendant lequel on peut téléphoner sans attente et conduire sans encombrements. J’obtiens l’hosto dans les trente secondes qui suivent et une dame à l’organe maussade me passe une personne qui m’en passe une autre, qui va en chercher une quatrième qui m’apprend que le sieur La Meringue a recouvré ses esprits, qu’il est hors de danger et qu’on l’a reconduit à l’infirmerie de la prison. Voilà toujours un point d’acquis : La Meringue vit. Et, étant vivant, il pourra nous donner la raison de son suicide manqué. A travers la vitre j’aperçois le mystérieux camion bourré de vélos Plombier, je me triture les cellules pour essayer de comprendre…

Des tueurs ont débarqué dans un garage, en pleine nuit avec ce camion… Ils ont agressé et ligoté le gardien… Donc, ils avaient quelque chose de particulier à accomplir là. Quelle bizarre besogne s’apprêtaient-ils à exécuter avec les vélos, le Défourailleur et le Boucher, au moment où notre arrivée inopinée a chamboulé leur programme ? Je ne suis pas très riche, mais je donnerais bien la moitié de ce qu’il y a dans votre portefeuille pour le savoir !

— Vous désirez un autre numéro ? me demande la bigophoniste, plus affable que La Fontaine.

— Intérieur celui-là, réagis-je. Sonnez-moi la chambre de M. Méhunraillon, le directeur sportif de l’équipe Fafatrin.

Elle consulte le tableau et fait un coup de drelin-drelin à Jeannot.

La voix sèche de l’ancien champion part comme une allumette frottée dans la trompe de la dame standarde.

— Qu’est-ce qu’il y a, quoi, merde !

— On vous cause, se hâte-t-elle de battre en retraite.

— Soyez pas mal embouché de si bonne heure, Jeannot, dis-je à mon interlocuteur. Le soleil rosit l’horizon et les oiseaux gazouillent dans les arbres de la place. Tout respire la joie de vivre, excepté une foutue voix de mêlé-cass.

— Oh ! c’est vous, me reconnaît-il. Vous savez l’heure qu’il est ?

— Au quatrième stop il sera exactement cinq heures quarante-quatre, Messire Jehan ! Je sais que vous avez besoin de sommeil pour mener vos archers de la pédale sur les chemins de la gloire et de la Suisse, mais il se passe des choses graves et il conviendrait que nous eussions de toute urgence une conversation.

— D’ac, montez !

Je monte.

Le temps pour moi de gravir les deux étages et je le trouve déjà équipé, en train de se raser. Parce que c’est une des particularités de Méhunraillon : il fait sa toilette seulement lorsqu’il est habillé de pied en cap. Le béret en avant, la salopette lui battant les mollets, le col roulé de son pull de coton roulé bas, notre homme savonne rageusement ses joues bleuies comme du bel acier.

— Vous, je vous retiens, grince-t-il en se fourrant de la mousse dans la bouche et en la recrachant férocement contre la glace du lavabo. Réveiller les gens à pareille heure, avec la dépense d’énergie qu’on est obligé de fournir !

Il est maintenant barbu comme un père Noël. Il affûte la lame de son rasoir à manche sur un cuir plus tanné que celui de ses fesses championnesques et la tâte du pouce.

— Que me voulez-vous encore ?

— Avez-vous entendu parler d’un certain James Ledvise, Jeannot ?

Il hausse les épaules et commence à se raser la couenne à grandes raclées de faucheur de trèfle, tout en me défrimant dans la glace.

— Vous avez toujours des questions ahurissantes, mon cher. Pourquoi voudriez-vous que je connaisse ce type-là ?

— Ahurissantes, vos réponses ne le sont pas moins, assuré-je. Pourquoi, vous qui connaissez les deux tiers de la France, ne connaîtriez-vous point le quidam en question ?

— Parce que je ne le connais pas ! mugit le maître à pédaler du papier hygiénique Fafatrin en s’entaillant l’aile du naze.

Beau dialogue, non ? Il lirait ça, le Michel Audiard qu’il sentirait chanceler sa couronne de roi des dialoguistes. Il comprendrait que son règne touche à sa fin et qu’à partir de désormais c’est un commissaire et un directeur sportif qui vont remplir les blancs sortis de la bouche des acteurs.

— Passons à ma deuxième question, Jeannot, comment s’appelait votre chauffeur tué hier dans l’accident ?

— Jean-Gil Mongendre, pourquoi ?

— Vous le connaissiez depuis longtemps ?

— Non, on l’a engagé cette année.

— Vous avez son pedigree ?

— Pour les détails faudrait téléphoner au chef du personnel des cycles Plombier. Je crois qu’il était chauffeur de car dans un office de tourisme.

— Qui l’a engagé ?

Une petite traînée de sang souille la barbe mousseuse de Jeannot. C’est écœurant.

— Mais les cycles Plombier, je me tue à vous le répéter.

— Minute, dis-je en me rapprochant du lavabo, vous avez une réputation bien établie, Jeannot. Que dis-je une réputation : une légende plutôt. Votre caractère de cochon est fameux et votre minutie dans la préparation d’une épreuve l’est également. Ainsi il paraît que vous ne vous entourez que de collaborateurs triés par vous sur le volet. Je suppose que ce souci de la sélection s’appliquait également à votre chauffeur. C’est très important un chauffeur dans une épreuve comme le Tour.