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Les difficultés commencent pour mes collègues dijonnais car à eux deux, ces vaillants coureurs ne connaissent que quatre phrases de français, qui sont : Je suis très content d’avoir gagné. — Anquetil était trop fort aujourd’hui. — J’ai été gêné au sprint. Et : Pouvez-vous m’indiquer le chemin de mon hôtel je vous prie ?

On le voit, c’est un peu jeune pour répondre aux questions indiscrètes de deux poulardins ne causant que le français-de-commissariat-de-province. Force est donc à mes grincheux confrères de faire appel à mes vastes connaissances linguistiques. Je demande à Alonzo Giro, dans la langue de Cervantes, et à Rudy Manther, dans celle de Karl Marx, s’ils ont entendu un bruit insolite dans le courant de la soirée. Les équipiers du Fafatrin hochent la tête en espéranto. Ils en écrasaient si fort qu’on aurait pu organiser un concours de tir dans leur propre piaule sans risquer de les réveiller.

Résultat négatif. Aussi allons-nous toquer à la chambre d’en face où loge le directeur sportif de l’équipe du Papier Hygiénique Fafatrin, le fameux Jean Méhunraillon, deux fois vainqueur du Tour de Monaco dans les années 30, ex-recordman du monde de l’heure (il a travaillé chez Lipp avant de faire du vélo) et qui offrit la particularité de faire toute sa carrière de champion sur un vélo sans selle car il est albuminurique. C’est maintenant un petit quinquagénaire d’une soixantaine d’années, trapu, râblé — comme un cardeur —, qui porte en permanence une blouse grise d’emballeur, des pantoufles de feutre à carreaux et un béret aussi basque que noir, sommé d’une petite couette du style poire William. Il est grisâtre de teint, il a des mallettes-voyage sous les lampions, et il fait du rappel en marchant depuis son fameux accident dans Le Tourmalet en 1933 (comme il réclamait à boire, une âme charitable lui avait envoyé une canette de bière à travers la figure alors qu’il longeait le précipice).

— Qu’est-ce c’est que cet hôtel de mes trois[2] brame Méhunraillon en nous ouvrant sa lourde.

L’ancien champion met, en guise de pyjama, un de ses vieux maillots jaunes. Par coquetterie, supposent certains, par souci d’économie et afin d’utiliser les restes, sous-entendent les autres. Toujours est-il qu’avec ses jambes torses, son maillot qui s’arrête légèrement au-dessous du nombril, sa barbe pas rasée et son béret enfoncé jusqu’aux oreilles (en position de bonnet de nuit) il ne ressemble pas à tout le monde Jean Méhunraillon. C’est de la figure de légende, ça, mesdames ! Tout en nous fustigeant d’un regard rageur, il flatte ses bijoux de famille comme on fourbit les cuivres du salon le samedi matin.

— Vlà un moment que j’entends du ramdam, fulmine-t-il. Si mes hommes logent dans un hall de gare, ils vont pas avoir l’éclat du neuf demain !

Nous le calmons quelque peu en lui révélant qui nous sommes. Depuis que mes bourguignoches m’ont chargé de questionner les deux coureurs, ils ont mis leur superbe en torche et me laissent l’initiative des opérations.

— Vous êtes pieuté depuis longtemps, Jeannot ? je demande (car Méhunraillon tient à son aimable diminutif, lequel est en fait un augmentatif vu qu’il est plus long que son nom véritable). Le comble de la célébrité c’est de provoquer la familiarité en somme. Quand on dit Maurice, on sait qu’il s’agit de Chevalier, Brigitte correspond à Bardot, et lorsqu’on parle de Charles, tout le monde sait bien qu’il ne peut s’agir que d’Aznavour. Jeannot, lui, c’est Méhunraillon, que Marais le veuille ou non !

— Depuis neuf heures, mon petit gars, me répond le directeur sportif des Fafatrin’s boys.

— Vous n’auriez pas entendu crépiter quelques coups de revolver, par hasard ?

— Pourquoi ? ne s’émeut-il pas. On projette un western dans cet hôtel de mes trois ?

— On ne le projette pas, on le tourne, Jeannot. Pour ne rien vous cacher, quelqu’un a buté quelqu’un en lui lâchant un chargeur dans la tripe.

— Quelle idée ! grommelle L’ex-recordman en bâillant copieusement.

— Je vous concède qu’elle est saugrenue, poursuis-je. Néanmoins nous aimerions interviewer l’auteur de cette plaisanterie. Il a défouraillé à l’aide d’un silencieux, pourtant la seringuée a dû faire quelque bruit, c’est pourquoi je reprends ma question initiale : avez-vous entendu quelque chose ?

Il masse sa cicatrice d’appendicite afin de la dépoussiérer un brin. Son maillot jaune a pâli, comme sa gloire.

— Il me semble, reconnaît-il, sur le coup de dix heures, en effet, j’ai été réveillé par un bruit bizarre, comme une étoffe qu’on aurait déchirée à petits coups…

— Ça m’a l’air d’être ça, conviens-je. Et ensuite ?

— Quoi ensuite ! s’emporte Jeannot. C’est tout !

— Après ce bruit, il n’y en a pas eu d’autres ?

Il gamberge sous son béret, remonte la lisière de cuir pour couler un doigt gratteur dans sa tignasse grise.

— J’ai entendu courir dans le couloir, en direction de l’escalier, admet le ci-devant vainqueur du Tour de Monaco. Deux personnes je crois. Là-dessus je me suis rendormi.

Il rebâille.

— C’est quelqu’un de l’étage qui s’est fait déguiser en défunt ?

— Votre voisin d’en face, Hans Brocation !

Alors là je vous prie de croire que ça lui fait de l’effet au vieux Jeannot ! Il a la pointe du béret qui se dresse droit sur sa tranche.

— Mon masseur ! s’égosille-t-il.

— La main de votre masseur ne se fourvoiera jamais plus dans la culotte d’un zouave, déclamé-je. Vous lui connaissiez des ennemis ?

Jeannot est obligé de s’asseoir sur son lit-cage dont le sommier se met à jouer un air de xylophone. Il paraît anéanti.

— Comment ce vieux poivrot aurait-il eu des ennemis, à part les bistrotiers qu’il ne pouvait pas payer !

Il tortille les poils de ses chevilles entre deux doigts.

— On ne l’aurait pas scrafé par erreur ? hypothèse-t-il, car vraiment je ne pige pas ce que sa pauvre mort peut fournir comme avantages à qui que ce soit ! Même les Pompes Funèbres ne vont pas faire florès, vu qu’on va le sardiner dans l’emballage des indigents !

—  ??????!!!!! lui réponds-je, car j’ai lu Alphonse Allais.

— Me v’là dans de beaux draps, poursuit Jeannot.

— Les siens sont encore moins propres, m’offusqué-je. Il vivait comment, le masseur ?

— En bohème — soûlot. Il créchait au petit bonheur la chance, dans des hôtels miteux. Sa grande période c’était au moment du Tour et des grandes classiques. Chaque début de saison c’était la croix et la bannière pour lui refout’ la main dessus ! Mais nous autres, directeurs sportifs, on se battait pour l’avoir.

— Où l’avez-vous déniché cette année ?

Il a un sourire triste, le premier depuis qu’il a appris la mort de son masseur.

— Dans une clinique où il se faisait désintoxiquer. Je n’en revenais pas. Il y était entré depuis huit jours et le toubib ne voulait rien chiquer pour le laisser partir en pleine cure. C’est moi qui ai incité ce pauvre Hans à se tirer. Il aimait tellement son turbin que ça n’a pas été difficult. On peut dire qu’il s’est pratiquement sauvé de la clinique.

— Le nom de cet établissement ?

Jeannot enfile un slip ravaudé jusqu’à la mue.

— La Maison de Repos du docteur Brindezingue, à Neuilly.

Je connais de réputation. Cette taule passe pour être l’une des plus coûteuses de la région parisienne. J’émets un léger sifflement.

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Jean Méhunraillon est tri-cyeliste dans le privé.