Elle regarda son père, en espérant qu’il dirait quelque chose – n’importe quoi, en attendant que sa mère revienne. Mais il resta silencieux, comme à son habitude.
Une minute plus tard, sa mère fut de retour.
— Je crois que les lasagnes peuvent attendre encore un peu, dit-elle. Alors, où en étions-nous ?
— Il aimerait te connaître un peu mieux, dit son père. Mais la mère de Caitlin n’avait apparemment pas l’intention de revenir s’asseoir devant l’ordinateur.
— Bon, dit-elle, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? On organise une autre conférence de presse ?
Il y en avait eu une deux jours plus tôt, au Théâtre des Idées Mike Lazaridis, dans les locaux du Perimeter Institute, au cours de laquelle le Dr Kuroda avait annoncé officiellement le succès de l’opération de Caitlin – sans toutefois mentionner qu’elle était capable de voir la structure du Web.
— Non ! dit Caitlin. Non, nous ne pouvons le dire à personne – pas encore.
— Pourquoi pas ? demanda sa mère.
— Parce que c’est dangereux.
— Oh, je ne crois pas que nous risquions grand-chose, dit sa mère.
— Non, non. C’est dangereux pour lui – pour Webmind. (Elle se tourna vers son père, qui contemplait le plancher, puis de nouveau vers sa mère.) Dès que la nouvelle se répandra, des gens vont essayer de lui trouver des points faibles, des vulnérabilités, des failles, je ne sais quoi. Ils vont essayer de le détruire, de le pirater. Il y a des gens qui font ça pour le plaisir, pour leur réputation, pour la gloire. Et il n’a probablement aucune protection ni défense. Nous ne savons pas comment il est apparu, mais je suis sûre qu’il est fragile.
— Bon, d’accord, dit sa mère. Mais nous devrions prévenir les autorités.
À la grande surprise de Caitlin, son père releva la tête pour intervenir.
— Quelles autorités ? Tu fais confiance à la CIA, à la NSA, ou à cette foutue Sécurité intérieure ? Ou aux autorités canadiennes ? Un brave sergent de la police montée, armé d’un Commodore 64 ? (Il secoua la tête.) Non, personne n’a d’autorité dans cette affaire.
— Et s’il est dangereux, lui ? répliqua sa mère.
— Il n’est pas dangereux, dit fermement Caitlin.
— Comment peux-tu le savoir ? Et même s’il n’est pas dangereux en ce moment, il peut très bien le devenir.
— Et pourquoi ça ? dit Caitlin avec tout le défi qu’elle osait mettre dans sa voix.
Sa mère jeta un coup d’œil à son père, avant de dire :
— Terminator, Matrix, tout ça…
— Ce ne sont que des films, dit Caitlin exaspérée. Tu ne peux pas savoir si ça va se passer comme ça.
— Et toi, répliqua sèchement sa mère, tu ne sais pas si ça se passera bien.
Caitlin croisa les bras d’un air déterminé.
— Eh bien, moi, voilà ce que je dis : il a plus de chances de devenir pacifique et gentil avec nous comme… comme mentors, que si les militaires ou une bande d’espions essaient de le contrôler.
Elle espérait que son père allait encore une fois venir à son secours, mais il se contenta de regarder le plancher.
Mais finalement, il s’avéra qu’elle n’avait pas besoin d’aide. Au bout de quinze secondes de silence, durant lesquelles la mère de Caitlin sembla réfléchir, celle-ci hocha enfin la tête en disant :
— Tu es une jeune fille pleine de sagesse. Caitlin eut un large sourire.
— Bien sûr, répondit-elle. C’est normal, avec les parents que j’ai !
— Pourquoi l’image saute-t-elle comme ça ? demanda Tony Moretti.
Il était de nouveau avec Shelton Halleck dans la salle de contrôle de WATCH. L’affichage du grand moniteur sur le mur lui rappelait un vieux film dont la bande d’entraînement aurait été abîmée.
— Apparemment, c’est comme ça que nous voyons, répondit Shel. Ces sauts s’appellent des saccades oculaires. Normalement, notre cerveau se charge de les filtrer, tout comme il élimine les brèves interruptions quand on cligne des yeux. J’ai lu des articles là-dessus. En fait, seule une toute petite partie du champ de vision possède une grande précision. On l’appelle la fovéa, et elle perçoit l’équivalent de l’ongle du pouce à bras tendu. C’est pourquoi le cerveau déplace l’œil constamment pour se concentrer sur différentes parties de l’entourage de la fovéa avant d’additionner les images pour que tout semble bien net.
— Ah, fit Tony. Et c’est ce que cette fille au Canada voit en ce moment ?
— Non, c’est un enregistrement réalisé tout à l’heure – une bonne séquence sans interruption. Malheureusement, il y a pas mal d’éclipses et de paquets manquants. Les données vont d’un fournisseur d’accès canadien jusqu’à un serveur situé à Tokyo. Nous en interceptons le maximum possible, mais il y a une partie qui ne transite pas par les USA.
Tony fit signe qu’il comprenait.
— Je ne saurais pas tout ça, poursuivit Shel, si je n’avais pas lu une transcription de la conférence de presse, mais Caitlin Decter souffrait d’un problème de codage au niveau de son système visuel naturel. Sa rétine codait ce qu’elle voyait d’une façon incompréhensible pour son cerveau, et c’est pour ça qu’elle était aveugle. Ce Kuroda l’a équipée d’un processeur de signaux qui corrige les erreurs. Ce que nous voyons en ce moment, c’est le flot de données corrigées. Son ordinateur portable transmet ces signaux à son implant rétinien, et également au serveur de Kuroda, à l’université de Tokyo.
— Pourquoi cette duplication ?
— Au tout début, le programme ne corrigeait pas les signaux comme il fallait, et Kuroda essayait de résoudre ce problème. Pourquoi il continue de recevoir les informations à Tokyo, ça, je n’en sais rien. D’une certaine façon, c’est une atteinte à la vie privée.
Tony sourit devant l’humour de la remarque…
En temps normal, les analystes de WATCH travaillaient par rotations de douze heures pendant six jours d’affilée, puis ils avaient droit à quatre jours de repos. Mais quand le niveau d’alerte (le vrai, pas celui que la propagande de la Sécurité intérieure débitait dans les haut-parleurs des aéroports) était élevé, ils continuaient tout simplement à travailler jusqu’à ce qu’ils tombent de leur fauteuil… L’objectif était de fournir une continuité d’analyse aussi longtemps que c’était humainement possible.
Ces tours de surveillance se chevauchaient. Tony Moretti entamait sa première journée tandis que Shelton Halleck en était à sa troisième – et il avait l’air épuisé. Ses yeux gris étaient ternes et il n’était pas rasé. Tony trouvait qu’il ressemblait au capitaine Black après sa capture par les Mysterons…
— Bon, dit-il, alors, est-ce qu’elle a examiné des plans d’armes nucléaires ou des trucs de ce genre ?
— Non, dit Shel. Ce matin, son père l’a conduite au lycée. Elle a déjeuné à la cantine – ça n’est pas très ragoûtant de voir la nourriture enfournée comme ça. En fin de journée, une copine l’a raccompagnée chez elle. Je suis à peu près sûr qu’il s’agit de la fille du Dr Hameed, Bashira.
— De quoi ont-elles parlé ?
— Il n’y a pas de liaison audio, Tony. Uniquement vidéo. Et dans les quelques cas où Caitlin regardait quelqu’un suffisamment longtemps pour que nous puissions lire sur les lèvres, ce n’étaient que des banalités.
— Bon, d’accord, fit Tony en fronçant les sourcils. Continue la surveillance, O.K. ? Si elle…