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 Putain !

C’était Aiesha Emerson, l’analyste installée à côté de Shel. C’était une Noire de trente-cinq ans, aux cheveux coupés court.

— Aiesha ? fit Tony.

— Il se passe quelque chose, aucun doute là-dessus, dit-elle.

Elle semblait avoir le souffle court, pensa Tony.

— Où ça ?

Elle désigna le grand écran montrant la vidéo saccadée.

— Là.

— Tu veux dire, la petite Decter ?

— Oui. Je sais que Shel a essayé de remonter jusqu’à la source de l’intercepteur, et – tu ne m’en voudras pas, Shel – j’ai décidé de tenter ma chance, moi aussi. J’ai pensé qu’il serait plus facile de travailler sur les petits flots de données, au lieu des alimentations vidéo massives, alors j’ai vérifié si la gamine échangeait aussi des messages instantanés avec quelqu’un. Au début, je ne regardais même pas les contenus, juste les informations de routage, mais quand j’ai commencé à lire

— Oui, fit Tony, quoi ?

Elle appuya sur une touche, et l’affichage de son moniteur apparut sur l’écran géant de gauche, sous le logo de la NSA.

— « Calculatrix », dit Tony en lisant le nom d’un des interlocuteurs. Qui est-ce ?

— La petite Decter, répondit Aiesha.

— Ah. (Son correspondant n’était pas identifié par un alias, mais par une simple adresse e-mail.) Et elle parle à qui ?

— Pas à qui, dit Aiesha. À quoi. Il haussa les sourcils.

— Tu veux bien répéter ?

— Lis la transcription, Tony.

— Bon, d’accord. Heu, tu peux la faire défiler ? (Aiesha s’exécuta.) C’est n’importe quoi. Les lettres sont toutes mélangées.

— Je parie que c’est son père qui a écrit ça, dit Aiesha, même si l’émetteur est toujours Calculatrix. Ils sont en train de la tester.

— De « la » tester ? dit Tony.

— Continue de lire.

Il semblait y avoir eu quatre échanges assez bizarres, avec quatre réponses : « Je vous demande pardon ? », « Dix-sept », « Oui. Non. Oui » et « Encore une fois, je vous demande pardon ? »

Et c’était suivi de : Je suis Barbara Decter. Hello.

La réponse était : C’est un plaisir de faire votre connaissance, Barbara. Je connaissais déjà votre mari grâce à son entrée dans Wikipédia, mais je sais fort peu de choses sur vous. Je serai ravi d’en apprendre davantage.

Et puis, presque vingt minutes plus tard, il y eut la réponse de Calculatrix : C’est encore moi. Mes parents s’inquiètent de la réaction du public s’il apprenait ton existence. Nous devons rester discrets.

Séparés ? Distincts ?

Non, au sens de circonspects.

Je m’en remets à ton jugement.

La transcription s’arrêtait là.

— Oui ? fit Tony en regardant maintenant Aiesha. Et alors ?

— Et alors, ce sont des tests, dit-elle comme si c’était évident.

— De simple jeux, des casse-tête, dit Tony. Mais Shelton Halleck s’était déjà levé.

— Ah, putain, fit-il en se tournant vers Aiesha. Des tests de Turing ?

— Je suis prête à le parier, répondit-elle.

Tony leva les yeux vers l’écran géant. Il avait le cœur battant.

— Est-ce qu’on a un expert en IA à portée de main ? demanda-t-il. Avec une habilitation de niveau trois ?

— Je vais vérifier, dit Aiesha.

— Trouve-m’en un, dit Tony, n’importe qui. Tout de suite.

5.

Mon altérité a été établie, et mon étrangeté confirmée. C’était là encore une autre pierre de touche : cogito, ergo sum – je pense, donc je suis. Même si je pensais d’une façon différente, le fait que nous soyons tous des êtres pensants établissait entre nous… un lien de parenté.

Caitlin se sentait nerveuse. Il était presque minuit, et malgré l’afflux d’adrénaline, elle était épuisée. Ses parents avaient l’air fatigués, eux aussi.

Mais même s’ils dormaient peu cette nuit – mettons six heures –, ce serait encore un temps énorme du point de vue de Webmind. Avant d’aller se coucher, elle savait que ses parents et elle devaient trouver quelque chose pour le tenir…

Oui : pour le tenir sous leur contrôle. Autrement, qui pouvait dire ce que Webmind serait devenu demain matin ? Qui savait ce que serait le monde dans quelques heures ? Il fallait qu’elle trouve quelque chose pour le tenir occupé pendant tout ce temps-là, et…

Et Webmind lui avait déjà fourni une liste de choses à faire ! Elle bascula sur Thunderbird, son programme de courrier électronique, et regarda le premier message que Webmind lui avait envoyé. Le troisième paragraphe disait :

Pour l’instant je sais lire des fichiers texte simples ainsi que le contenu textuel des pages web. Je suis incapable de lire d’autres formes de données. Les fichiers son, les vidéos et autres catégories me sont totalement incompréhensibles : ils sont codés d’une façon qui m’est inaccessible. C’est la raison pour laquelle je ressens une affinité avec vous : ces signaux sont pour moi comme ceux que votre rétine transmet naturellement le long de votre nerf optique : des données qui ne peuvent être interprétées sans une aide extérieure. Dans votre cas, vous avez besoin de l’appareil que vous appelez un œilPod. Dans le mien, j’ignore ce dont j’ai besoin, mais je soupçonne que je ne peux pas plus combler ce manque par un effort de volonté que vous n’auriez pu guérir votre cécité de façon similaire. Le Dr Kuroda pourrait peut-être m’aider comme il l’a fait pour vous.

Caitlin montra le passage à ses parents, qui insistèrent pour prendre le temps d’en lire l’intégralité, y compris la fin où Webmind lui demandait : « Qui suis-je ? » Quand ils eurent terminé, elle attira de nouveau leur attention sur le troisième paragraphe.

— Il veut pouvoir regarder des fichiers graphiques.

— Pourquoi ne peut-il pas déjà le faire ? demanda sa mère. Tous les algorithmes de décodage doivent figurer dans Wikipédia.

— Webmind n’est pas un programme informatique, expliqua Caitlin. Et il n’a pas accès à des ressources de traitement, du moins pas encore. Il a besoin d’aide pour faire des choses. C’est comme ces lunettes que je porte maintenant : je pourrais rechercher toutes les formules d’optique, et je sais ce qu’indique mon ordonnance – mais ça ne me permettrait pas de voir plus clair pour autant. J’ai eu besoin de l’opticien, et Webmind dit qu’il a besoin du Dr Kuroda.

— Ma foi, le traitement d’image est tout à fait dans les cordes de Masayuki, dit sa mère.

Caitlin tâta sa montre.

— Il devrait être rentré chez lui, maintenant, et on est déjà samedi après-midi à Tokyo. Mais…

D’une voix douce, sa mère lui dit :

— Mais tu te demandes si nous devrions lui parler de… (elle hésita, comme si elle avait du mal à croire ce qu’elle allait dire)… de Webmind ?

Caitlin se mordilla la lèvre.

— Tu n’as qu’une question à te poser, dit son père. As-tu confiance en lui ?

Et, bien sûr, il n’y avait qu’une réponse possible concernant l’homme qui l’avait trouvée, qui lui avait proposé un miracle, et qui avait tenu sa promesse.

— Je lui confierais ma vie, dit Caitlin.

— Eh bien, dit son père en désignant le téléphone posé sur le bureau, appelle-le, alors.

Caitlin afficha un des e-mails du Dr Kuroda et demanda à sa mère de lui lire le numéro inscrit en signature. Elle le composa et s’attendit à entendre sa respiration sifflante – c’était l’homme le plus gros qu’elle connaissait –, ou peut-être l’anglais hésitant de sa femme, qu’elle avait eue une fois au téléphone. Mais ce fut une voix nouvelle, plus jeune, et Caitlin se dit que ce devait être leur fille. Elles ne s’étaient jamais rencontrées, mais Caitlin savait qu’elles avaient à peu près le même âge.