— Konnichi wa.
— Konnichi wa, répondit Caitlin. Kuroda-san, onegai. Son interlocutrice la surprit quand elle dit dans un anglais parfait :
— Ah, mais c’est Caitlin ?
Caitlin savait bien que son accent japonais trahissait son origine étrangère, mais elle fut étonnée d’être appelée par son nom.
— Oui, fit-elle.
— Je suis Akiko, la fille du professeur Kuroda. J’ai reconnu ta voix grâce à la conférence de presse. Tout va bien ?
— Oui, ça va, merci. Est-ce que ton père est bien rentré de son voyage ?
— C’est gentil de le demander. Oui, il va très bien. Aimerais-tu que je te le passe ?
Caitlin sourit. Akiko était encore plus polie que les Canadiens…
— Oui, s’il te plaît.
— Je te demande une seconde.
En fait, il s’écoula précisément vingt-sept secondes, et puis :
— Mademoiselle Caitlin !
Elle sourit jusqu’aux oreilles, et c’est avec une voix pleine d’affection qu’elle dit :
— Hello, Dr Kuroda ! Je suis tellement contente que le vol se soit bien passé !
— Tout va bien ? demanda-t-il. Votre œilPod ? Votre implant ?
— Tout marche formidablement bien. Mais j’ai besoin de votre aide.
— Je suis à votre disposition, naturellement.
— Êtes-vous capable de garder un secret ?
— Bien sûr, répondit Kuroda. Je suis encore plus fort que RSA…
Caitlin sourit. RSA était l’algorithme de cryptage permettant de sécuriser les transactions sur le Web.
— Très bien, dit-elle. Vous vous souvenez des automates cellulaires que nous avons découverts ? Ils forment la base d’une entité pensante qui est en train d’émerger du Web.
Il y eut un silence qui dura un peu plus longtemps qu’il n’était nécessaire au signal pour rebondir sur les satellites.
— Heu, je… je vous demande pardon ? dit enfin Kuroda de sa voix sifflante.
— C’est une entité, un être pensant. Mes parents lui ont parlé. Il est intelligent.
Un autre long silence, ponctué de parasites, et puis :
— Hem, êtes-vous sûre que quelqu’un n’est pas en train de vous faire une blague, mademoiselle Caitlin ?
— Papa, il ne me croit pas, dit Caitlin en tendant le combiné à son père.
— Masayuki ? Malcolm. C’est parfaitement vrai.
Et il rendit le téléphone à sa fille. Ça, c’est mon papa tout craché, songea-t-elle. Précision et concision. Elle reprit :
— C’est pour ça qu’on a besoin de votre aide. Il voit ce que mon œil perçoit en interceptant les données transmises à votre laboratoire de Tokyo.
— Il arrive à voir ça ? Il sait interpréter les données visuellement ?
— Oui.
— Il… voit… (Kuroda se tut un instant.) Excusez-moi, mademoiselle Caitlin, donnez-moi deux secondes pour réfléchir. Vous en êtes absolument sûre ?
— Certaine.
— Je… je suis… Je ne sais même pas quel adjectif utiliser. Je suis estomaqué, voilà…
Étant donné l’imposante bedaine du Dr Kuroda, Caitlin trouvait le terme parfaitement approprié.
— Cette… cette chose est capable de voir ? reprit-il. Si… ah ! (Il sembla avoir percé un grand mystère.) C’est pour cela que vous ne vouliez pas que j’arrête la transmission de vos données à mon serveur…
Caitlin se sentit gênée. Elle avait piqué une petite colère quand il avait suggéré de le faire, et elle était montée se réfugier dans sa chambre.
— Oui, et je suis désolée. Mais maintenant, nous voudrions qu’il soit capable de voir les graphismes et les vidéos en ligne. La meilleure façon d’y arriver serait de convertir ces fichiers dans le format qu’il voit déjà, celui des données de mon œilPod. Est-ce que vous pourriez écrire les codecs nécessaires ?
— C’est… c’est incroyable, mademoiselle Caitlin. Je…
— Est-ce que vous voulez bien le faire ? insista-t-elle.
— Ma foi, oui, je pourrais faire ça. Les images fixes – GIF, JPEG, PNG, etc. – devraient être assez faciles à convertir. Pour les vidéos, cela demandera un peu plus de temps, mais…
— Mais quoi ?
— Hem, vos parents sont-ils toujours là ?
— Oui.
— Pourriez-vous me mettre sur haut-parleur ? Ils avaient déjà fait ce genre d’audioconférence.
— D’accord, dit-elle en appuyant sur une touche.
— Barbara, Malcolm, bonjour.
— Hello, dit la mère de Caitlin.
— Bon, dit Kuroda, j’essaie encore de me faire à cette idée – c’est énorme. Mais, mes amis, avez-vous réfléchi à la question ? Est-ce vraiment raisonnable de faire ce que mademoiselle Caitlin suggère ?
Caitlin fronça les sourcils. Pourquoi tout le monde était-il aussi soupçonneux ?
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, s’il s’agit d’un être pensant émergent, il pourrait…
— Il pourrait faire quoi ? dit sèchement Caitlin. Décider qu’il n’aime pas les humains ?
— C’est une question qui mérite qu’on y réfléchisse, dit Kuroda.
— C’est trop tard, dit Caitlin. Il a lu tout Wikipédia. Il a lu tout le Projet Gutenberg. Il sait tout sur… (Elle essaya de trouver des exemples.) Tout sur Hitler et les nazis, et sur l’Holocauste. Tout sur les guerres épouvantables, les massacres, les tueurs en série et l’esclavage. Tout sur les espèces animales exploitées jusqu’à l’extinction, sur la déforestation et la pollution des océans. Et sur les viols, les drogues, les gens qu’on laisse mourir de faim… Il sait toutes les horreurs et toutes les bêtises que nous avons commises au cours de notre histoire.
— Mais comment peut-il savoir tout ça ? demanda Kuroda. Il faudrait qu’il sache lire, sans parler de manipuler les http, et…
— Il a regardé à travers mon œil pendant que j’apprenais à lire visuellement, et… (Elle hésita un instant, mais il fallait bien qu’ils sachent toute la vérité.) Et je lui ai appris à établir des connexions, à surfer sur le Web. Je l’ai initié à Wikipédia et à plein d’autres sites.
— Ah… fit Kuroda. Je, heu… je ne sais pas si c’était bien… prudent.
— Peu importe, fit Caitlin en croisant les bras d’un air décidé.
— Pardon ?
— C’est fait, maintenant. On ne peut pas remettre le génie dans sa lampe, et puisque c’est comme ça, autant devenir amis avec lui.
— Nous pourrions encore… hem…
— Faire quoi ? dit Caitlin. Débrancher la prise ? Mais comment ? Nous n’avons qu’une vague idée de ce qui a pu déclencher son apparition, et nous ne savons pas comment l’arrêter. Il est là, il existe, et il grandit très vite. Ce n’est pas le moment d’hésiter.
— Caitlin, dit sa mère pour la mettre en garde.
— Quoi ? dit Caitlin. Webmind nous a demandé de lui rendre un service – vous l’avez bien vu dans l’e-mail qu’il m’a envoyé. Bon sang, tout ce qu’il demande, c’est de pouvoir voir. Je suis la dernière personne au monde qui pourrait lui refuser ça. Est-ce qu’on va lui dire non la première fois qu’il demande quelque chose ? Est-ce vraiment la bonne façon de démarrer nos relations ?