«… Quand le problème et sa solution furent publiés dans Parade, dix mille lecteurs, dont près d’un millier de titulaires de doctorats, écrivirent au magazine en affirmant que la solution était fausse. Un professeur avait même écrit : “Quelle bourde ! Permettez-moi de vous expliquer : Si une porte s’avère cacher une chèvre, cette information modifie la probabilité des deux choix restants – dont aucun n’a de raison d’être plus probable que l’autre – à 1/2. En tant que mathématicien professionnel, je suis très inquiet du manque de connaissances mathématiques au sein du public. Je vous prie de reconnaître votre erreur et d’être à l’avenir plus prudent.” »
L’auteur de la réponse tant contestée était une personne du nom de Marilyn vos Savant, qui avait apparemment le plus fort QI jamais mesuré. Mais Caitlin se fichait bien de son QI. Elle était d’accord avec les gens qui disaient que c’était une grosse bourde. Cette femme s’était forcément trompée.
Et comme elle se plaisait souvent à le dire, Caitlin privilégiait l’approche expérimentale. La meilleure façon de prouver à Bashira que Marilyn vos Savant s’était trompée serait d’écrire un petit programme de simulation du jeu. Et bien qu’elle fût épuisée, elle était encore très excitée par ses conversations avec Webmind. Un petit exercice de programmation ne pourrait que la détendre. Il ne lui fallut qu’un quart d’heure pour écrire un programme qui marche, et…
Ah, bon sang de bois…
Quelques secondes suffirent à dérouler un millier d’essais, et le résultat fut sans appel : en modifiant son choix, les chances de gagner étaient deux fois plus élevées qu’en s’en tenant à la porte initiale.
Mais ça n’avait aucun sens… Rien n’avait changé ! L’animateur ouvrait toujours une porte avec une chèvre derrière, et il y aurait toujours une autre porte avec une chèvre, elle aussi…
Caitlin décida de chercher un peu plus sur Google – et elle fut très heureuse d’apprendre que Paul Erdös n’avait pas cru non plus à la solution publiée. Il n’en avait été convaincu qu’après avoir lui aussi regardé quelques centaines de simulations sur un ordinateur.
Erdös avait été l’un des plus grands mathématiciens du siècle dernier, et avait cosigné de nombreux articles. Le « nombre d’Erdös » avait été ainsi baptisé en son honneur : si vous aviez travaillé avec Erdös en personne, votre nombre d’Erdös était 1. Si vous aviez travaillé avec un de ses collaborateurs directs, votre nombre était 2, et ainsi de suite. Caitlin savait que son père avait un nombre d’Erdös égal à 4 – ce qui était très impressionnant, sachant que son père était un physicien et non un mathématicien.
Comment avait-elle pu autant se tromper – sans parler d’un génie comme Erdös ? Il était évident que ça ne faisait aucune différence de changer de porte !
Caitlin continua de lire et trouva une citation d’un professeur de Harvard qui, en concédant enfin que Marylin vos Savant avait parfaitement raison, concluait : « Nos cerveaux ne sont tout simplement pas câblés pour nous permettre de traiter facilement les questions de probabilités. »
C’était sans doute vrai. Autrefois, dans la savane africaine, ceux qui voyaient dans le moindre mouvement des herbes la présence d’un lion affamé avaient plus de chances de survivre que ceux qui ne trouvaient aucune raison de s’inquiéter. Quand on croit à chaque fois qu’il s’agit d’un lion, et qu’on se trompe neuf fois sur dix, au moins on est encore vivant. Si on croit toujours qu’il n’y a pas de lion, neuf fois sur dix on a raison… mais la dixième fois, on se fait dévorer… C’était une idée fascinante, et assez troublante, que les humains aient pu être génétiquement câblés pour se tromper dans certains problèmes de probabilités, et que l’évolution puisse donc programmer les gens à faire certaines choses incorrectement.
Caitlin tâta sa montre et fut étonnée de voir comme le temps avait passé… Elle se dépêcha de se mettre au lit. Elle posa son œilPod dans son chargeur et éteignit l’appareil. Elle ne voyait plus rien, à présent. Elle avait du mal à s’endormir quand elle avait encore des stimulations visuelles.
Mais bien qu’elle fût redevenue aveugle, elle entendait toujours très bien – de fait, elle avait l’ouïe beaucoup plus fine que la plupart des gens. Et dans cette nouvelle maison, elle n’avait aucun mal à distinguer ce que ses parents se disaient dans leur chambre.
La voix de sa mère :
— Malcolm ?
Pas de réponse audible de la part de son père, mais il avait dû faire signe qu’il écoutait, car sa mère poursuivit :
— Tu crois que c’est la bonne décision, en ce qui concerne Webmind ?
Encore une fois, Caitlin n’entendit pas de réponse, mais au bout d’un moment, sa mère reprit :
— C’est comme… Je ne sais pas, c’est comme si nous étions entrés en contact avec une forme de vie extraterrestre.
— C’est un peu le cas, d’une certaine façon, dit son père.
— C’est juste que je me sens pas compétente pour prendre une décision. Et… Et nous devrions étudier tout ça, et y associer d’autres personnes.
Caitlin s’agita dans son lit.
— Ce ne sont pas les experts en informatique qui manquent, dans cette ville, répondit son père.
— Je ne suis même pas sûre que ce soit une question d’informatique. Nous devrions peut-être faire venir des gens du Balsillie, tu ne crois pas ? Les implications sont tellement gigantesques…
Research in Motion – la société qui produisait les BlackBerrys – avait deux fondateurs : Mike Lazaridis et Jim Balsillie. Le premier avait financé le Perimeter Institute, tandis que le second, cherchant une autre façon d’imprimer sa marque, avait créé un groupe de réflexion sur les affaires internationales, basé ici à Waterloo.
— Je ne suis pas contre, dit son père. Mais le problème va peut-être se résoudre de lui-même.
— Que veux-tu dire ?
— Même avec des équipes de programmeurs pour y travailler, la plupart des premières versions de logiciels se plantent. Quelle peut être la stabilité d’une IA qui a émergé accidentellement ? Si ça se trouve, elle aura disparu demain…
C’est tout ce qu’elle entendit de ses parents cette nuit-là. Caitlin finit par glisser dans un sommeil agité. Ses rêves étaient entièrement auditifs. Elle se réveilla soudain au milieu d’un rêve dans lequel on avait brusquement fait taire un bébé qui pleurait…
— Où est ce putain d’expert en IA ? lança sèchement Tony Moretti.
— On me dit qu’il est dans le bâtiment, répondit Shelton Halleck en posant la main sur son combiné de téléphone. Il devrait…
La porte s’ouvrit au fond de la salle de contrôle de WATCH. Un homme aux cheveux roux et à la carrure imposante entra, vêtu d’un uniforme de colonel de l’Air Force. Il était accompagné d’un garde de sécurité. Un badge de visiteur était accroché à sa poitrine sous une impressionnante rangée de décorations.
Tony avait feuilleté son dossier : Peyton Hume, quarante-neuf ans, né à Saint Paul dans le Minnesota, Ph.D. du MIT où il avait eu Marvin Minsky comme professeur. Vingt ans dans l’armée de l’air, spécialiste des systèmes experts militaires.
— Merci d’être venu, colonel Hume, dit Tony. (Il fit signe au garde et attendit qu’il se soit retiré.) Nous avons quelque chose d’intéressant à vous montrer. Nous pensons avoir découvert une IA.
Hume plissa les yeux.
— Le terme d’intelligence artificielle est parfois utilisé un peu trop hâtivement. Que voulez-vous dire plus précisément ?