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Tandis qu’il écrivait ses programmes, le Dr Kuroda m’avait envoyé quelques messages. Il avait déjà réalisé la moitié du travail, me disait-il, lorsqu’il avait trouvé le moyen de stabiliser la vision que Caitlin avait du webspace pour la convertir en format graphique standard. Ce qu’il faisait en ce moment revenait en quelque sorte à inverser le processus.

Les résultats étaient renversants. Et intéressants. Et étonnants.

Certes, l’univers de Caitlin possédait trois dimensions, et je ne pouvais en voir que des représentations à deux dimensions. Mais le Dr Kuroda m’avait aidé, là aussi, en m’orientant vers des sites équipés de CT-scans. Ces appareils, selon Wikipédia, permettaient de générer une image en trois dimensions à partir d’une grande série de photos en deux dimensions prises sous rayons X. Il m’avait été très utile de voir comment la combinaison de ces fines tranches pouvait conduire à une image en 3D.

Ensuite, Kuroda me montra des images multiples prises d’un même objet mais sous différentes perspectives, en commençant par une série de photos du président américain actuel, toutes prises au même moment mais sous des angles légèrement différents. Je vis alors comment se construisait la réalité tridimensionnelle. Et là…

Je l’avais vue dans un miroir. Récemment, je l’avais vue reflétée – et déformée – dans des couverts en argent. Mais ces images sautillaient, et étaient toujours perçues depuis son œil gauche, et – oui, je commençais à développer un instinct pour de telles choses – elles étaient peu flatteuses. Mais le Dr Kuroda me montrait maintenant des photos prises lors de la conférence de presse tenue au Perimeter Institute, au cours de laquelle il avait officiellement annoncé son succès. Il s’agissait de photos réalisées par des professionnels, sous un bon éclairage, des photos qui montraient Caitlin en train de sourire et de rire, une Caitlin radieuse.

Au tout début, je l’avais appelée Prime. En ligne, elle adoptait parfois le pseudo de Calculatrix. Mais maintenant, je la voyais vraiment, au lieu de voir à travers elle – je voyais réellement comment elle était.

Le projet Gutenberg avait des trésors de sagesse à prodiguer sur tous les sujets. La beauté, avait écrit Margaret Wolfe Hungerford, est dans l’œil du spectateur.

Et pour ce spectateur au moins, ma Caitlin était très belle.

Caitlin mit longtemps à émerger du sommeil. Dans sa semi-torpeur, elle savait qu’elle aurait dû se lever, s’asseoir à son ordinateur et vérifier que Webmind avait bien survécu à la nuit. Mais elle était encore épuisée – elle s’était couchée vraiment trop tard. Son esprit n’arrivait pas à se concentrer. Mais elle finit par se rappeler que c’était aujourd’hui son anniversaire. Ses parents avaient décidé de lui offrir son grand écran plat la veille, et c’est pourquoi elle ne s’attendait pas à recevoir d’autres cadeaux.

Il n’y avait pas non plus de fête prévue. Elle n’avait réussi à se faire qu’une seule amie – Bashira – pendant le court été qu’elle avait passé à Waterloo, et elle avait manqué tellement de jours de classe pendant son premier mois au lycée qu’elle n’y avait pas vraiment de copains. En tout cas, certainement pas Trevor, et par ailleurs, elle soupçonnait que la ravissante Pâquerette (ses parents étaient criminels…) se souciait peu de passer un samedi soir sans alcool avec une gamine de seize ans.

Seize ans était un âge magique… et pas seulement parce que c’était un carré, comme neuf, vingt-cinq et trente-six. Mais ça ne faisait pas encore d’elle une adulte (dans l’Ontario, la majorité légale était à dix-huit ans), et elle n’avait pas le droit de boire (elle devrait attendre d’en avoir dix-neuf). N’empêche, on ne pouvait pas être aussi obsédé qu’elle par les maths sans savoir que l’âge moyen auquel les jeunes Américaines – sans doute aussi celles qui vivaient au Canada ! – perdent leur virginité était de 16,4 ans. Et voilà qu’elle n’avait pas de petit ami, ni même la perspective de s’en trouver un…

Elle se sentait bien au fond de son lit, avec Schrödinger qui dormait à son côté en ronronnant doucement. Elle devrait vraiment se lever pour vérifier où en était Webmind, mais elle avait du mal à en convaincre son corps.

Il y avait peut-être quand même un moyen de voir ce que faisait Webmind sans avoir à se lever. Elle tâtonna sur sa table de chevet pour prendre son œilPod. Il était un peu plus épais et plus large qu’un iPhone, et plus long de cinq centimètres à cause du module WiFi que Kuroda y avait fixé avec du ruban adhésif. Elle trouva le bouton de l’appareil et appuya dessus, et alors…

Et alors, le webspace se déploya autour d’elle : des enchevêtrements de lignes brillantes de toutes les couleurs et des cercles lumineux de différentes tailles.

Elle était contente de pouvoir continuer de visualiser le Web de cette façon. Elle avait craint que cette faculté ne s’estompe à mesure que son cerveau s’adaptait à la vision réelle, mais pour l’instant, tel n’avait pas été le cas.

En fait, elle avait même l’impression que sa webvision était plus claire, plus précise, plus nette. La pratique qu’elle avait maintenant du monde réel s’étendait également à ce domaine.

Elle se concentra sur ce qui était derrière ce qu’elle voyait, l’arrière-plan du Web. Un chatoiement à l’extrême limite de ses perceptions – oui, plus aucun doute, c’était bien une sorte d’immense échiquier. Elle distinguait les minuscules pixels oscillant rapidement entre le noir et le blanc, et donnant naissance à…

La conscience.

Là, pour elle, et pour elle seule : le fonctionnement réel de Webmind.

Elle fut soulagée de voir que, après une nuit pendant laquelle son intelligence avait sans doute continué de se développer, il semblait être resté le même.

En bâillant, elle repoussa son drap et posa ses pieds nus sur la moquette bleue. Le webspace se mit à tourner autour d’elle. Elle sortit son œilPod du chargeur et alla à son bureau. Ce n’est que quand elle fut assise qu’elle appuya sur le bouton. Elle entendit le bip grave signifiant le basculement en mode simplex. Le webspace disparut aussitôt pour laisser place à la réalité de sa chambre.

Elle prit ses lunettes qu’elle avait laissées sur le bureau – son œil gauche s’était révélé très myope –, puis elle alluma ses deux moniteurs.

Elle avait refermé la fenêtre de messagerie avant de se coucher. Bien que sa souris fût active, avec sa diode rouge en partie visible à travers son boîtier translucide, Caitlin préféra utiliser une série de raccourcis clavier pour rouvrir la fenêtre et démarrer une nouvelle session avec Webmind. Ne se sentant pas encore assez réveillée pour essayer de lire du texte à l’écran, elle activa son afficheur braille. La matrice forma aussitôt les mots : Otanjoubi omedetou.

Caitlin les tâta deux ou trois fois. C’était du charabia, comme si Webmind avait décidé de s’amuser comme son père l’avait fait la veille, mais… mais non, ces mots avaient quelque chose de familier.

C’est alors qu’elle comprit, ou crut comprendre. En souriant jusqu’aux oreilles, elle écrivit : Konnichi wa ! Mais je dois te prévenir… je ne connais que quelques mots de japonais.

La réponse fut instantanée : Cela signifie « Joyeux anniversaire ».

Merci, tapa Caitlin.

Après avoir compris comment interpréter les graphismes, j’ai eu un peu de temps libre, et j’ai donc appris le japonais. Il me semblait inconvenant d’obliger le Dr Kuroda à converser avec moi dans un autre langage que le sien.