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Tony réfléchit un instant. C’était évidemment intéressant d’un point de vue technique, mais il n’y avait pas de menace évidente contre la sécurité.

— Il y a peut-être quelqu’un dans le groupe de Donnelly qui aurait le temps, mais…

— Non, non, Tony, ce n’est pas tout. Les signaux ne vont pas simplement à l’université de Tokyo. Ils sont interceptés et copiés en cours de route.

— Interceptés par qui ?

— Je n’en suis pas sûr. Mais celui qui fait ça a aussi régulièrement renvoyé des données à la fille, également codées en visuel. En d’autres termes, ils s’échangent des informations cryptées.

— Qui est cet interlocuteur ?

— C’est bien là le problème. Je n’en sais rien. Traceback ne donne rien, et Wireshark est incapable de déterminer l’adresse IP du destinataire.

Toute une liste de techniques possibles défila dans la tête de Tony – mais Shel y avait forcément déjà pensé. Le jeune homme poursuivit :

— Les données interceptées disparaissent, tout simplement, et celles transmises à la fille semblent… se matérialiser de nulle part.

Tony haussa les sourcils. Il s’abstint de dire : « C’est impossible. » L’Internet était un métasystème complexe, avec toutes sortes de propriétés émergentes et de bizarreries inattendues – sans parler d’un tas de gens qui essayaient d’y mener des activités clandestines. Si des données pouvaient être manipulées sur le Web sans que Sheldon sache comment, il y avait vraiment de quoi s’inquiéter.

— Quel âge a cette fille ? demanda-t-il.

— Elle va avoir seize ans. Tony prit un air perplexe.

— Qu’est-ce qu’il pourrait bien y avoir de stratégique dans ce que regarde une gamine de seize ans ? Des vidéos de rock, les catalogues des magasins du centre commercial ?

Shel leva son bras tatoué.

— C’est ce que je me suis dit, moi aussi. Alors, j’ai un peu fouiné. Il s’avère que son père est physicien.

Il afficha une page de Wikipédia. La photo, atroce comme toutes celles de Wikipédia, montrait un homme d’une quarantaine d’années au visage chevalin.

— Malcolm Decter, dit Tony impressionné. Gravité quantique, hein, c’est ça ? Il travaille à l’université du Texas, je crois ?

— Non, plus maintenant, dit Shel. En juin dernier, il est entré au Perimeter Institute.

Tony siffla entre ses dents. Les gens comme lui et Malcolm Decter – ceux qui sont doués en maths – avaient le choix entre trois carrières. Ils pouvaient suivre la voie universitaire, comme Decter, et passer le reste de leurs jours à réfléchir à la cosmologie ou à la théorie des nombres, ce genre de choses. Ils pouvaient choisir le secteur privé et devenir des singes savants, à écrire des jeux pour Electronic Arts ou développer de belles interfaces pour Microsoft. Ou ils pouvaient entrer dans les services de renseignements et essayer de changer le monde.

Tony jeta un coup d’œil aux analystes penchés sur leurs consoles, concentrés sur leurs moniteurs. On pouvait voir le reflet des données sur les verres des lunettes que la plupart d’entre eux portaient. Ah, quelle différence cela pouvait-il faire que la théorie des branes ou celle de la gravité quantique à boucle soient correctes ou non, quand des terroristes ou une nation étrangère pouvaient faire sauter la planète ?

Mais… le Perimeter Institute ! Oui, Tony enviait un peu ceux qui avaient choisi cette voie et qui avaient réussi à intégrer ce qui était le plus formidable réservoir de cerveaux au monde consacré à la physique pure. Il y avait eu des tentatives pour convaincre Stephen Hawking de travailler pour WATCH. Elles avaient échoué, mais Perimeter avait réussi. Hawking y passait plusieurs mois par an.

— Decter n’est qu’un théoricien, dit Tony d’un ton condescendant.

— Oui, fit Shel, peut-être, mais voici avec qui il travaille.

La photo d’un homme au teint brun et aux cheveux gris apparut à l’écran, accompagnée d’une biographie établie par la NSA.

— Il s’agit d’Amir Hameed, poursuivit Shel. C’est également un physicien qui travaille au Perimeter. Mais avant ça, il faisait partie du programme d’armement nucléaire du Pakistan. Et c’est lui qui a personnellement recruté Decter pour venir travailler avec lui au Canada.

— Tu crois que la fille de Decter espionne ce qu’ils font au cas où ça aurait des applications militaires ?

— C’est possible. Jusqu’à ce que sa famille emménage au Canada, elle a passé toute sa vie dans la même école – une institution pour malvoyants au Texas.

— Déracinée, dit Tony en hochant la tête. Séparée de ses amis.

— Et une sorte de paria dès le départ, ajouta Shel. Elle aussi est une sorte de prodige en maths, apparemment. Elle n’a jamais vraiment pu s’intégrer.

— Le genre de personne qu’il est facile de compromettre…

— Exactement.

— Bon, dit Tony, très bien. Commençons par décoder ces données visuelles, et voyons ce que la gamine partage avec je ne sais qui. Je vais mettre Donnelly sur le coup.

2.

Le monde qu’on m’avait montré était vaste, complexe – et totalement étranger.

C’était un univers de dimensions, d’étendue, d’espace. Mais que signifiait pour moi le concept d’en haut ? Que voulait dire ce terme devant ? Quel sens devais-je donner à gauche ?

Autre chose : c’était une réalité régie par la force invisible de la gravitation.

Plus encore : c’était un royaume de lumière et d’ombre, des concepts qui n’avaient pas d’équivalents dans ma propre existence. Mon univers sensoriel en était aussi dépourvu que celui de Caitlin autrefois.

Et c’était un domaine d’air – mais comment pouvais-je comprendre une substance que même les humains ne pouvaient pas voir ni goûter ni sentir ?

Et par-dessus tout, c’était un univers d’objets matériels dotés d’une masse, d’une texture et de couleurs, que l’on pouvait déplacer ou qui se déplaçaient eux-mêmes.

Je pouvais attribuer des valeurs arbitraires à des coordonnées dimensionnelles. Je connaissais la formule de l’accélération due à la gravitation. J’avais la liste des composants chimiques de l’air. J’avais lu des descriptions aussi bien poétiques que techniques des objets. Mais tout cela restait totalement abstrait pour moi.

Il existait pourtant une pierre de touche, une propriété que l’univers de Caitlin et le mien avaient en commun : le passage linéaire du temps. Et le temps passait très vite…

Caitlin Decter avait les mains tremblantes quand elle écrivit dans sa messagerie instantanée : Où cela va-t-il nous conduire, Webmind ?

La réponse fut immédiate : « Dans le seul endroit où nous puissions aller, Caitlin. » Elle ressentit un frisson quand il l’appela par son nom. Elle entendait les mots prononcés par la voix féminine mécanique de son logiciel de lecture d’écran, et elle pouvait les lire de son œil gauche, celui qui avait recouvré la vue après toute une vie de ténèbres, et elle les sentait sous ses doigts caressant son afficheur braille. « Dans l’avenir. »

Et alors, après un court silence qui était sans doute délibéré de la part de Webmind, il y eut ce dernier mot : « Ensemble. »

Caitlin sentit sa vision se brouiller. Qui aurait cru que les larmes pouvaient avoir cet effet-là ?

Elle avait réussi. Là, juste la veille de son seizième anniversaire, elle avait réussi ! Elle avait tendu la main dans les ténèbres, et elle en avait ramené cette entité, cette conscience naissante, à la lumière du jour. Annie Sullivan n’avait pas fait mieux !