Mais il lui fallait maintenant décider ce qu’elle allait faire. Ses parents savaient qu’il se passait quelque chose dans l’arrière-plan du Web, et le Dr Kuroda aussi, ce sympathique géant, le théoricien de l’information qui lui avait rendu la vue.
Elle avait bien conscience que la balle était dans son camp, et qu’elle devait taper une réponse. Mais c’était tellement difficile ! Jusque-là, cette idée d’entrer en contact avec une intelligence émergente n’avait été qu’une sorte de fantasme, et voilà que maintenant, elle était là, et elle lui parlait !
La porte d’entrée s’ouvrit en bas. « Caitlin ! » C’était sa mère qui rentrait de Toronto, où elle était allée faire des courses après avoir déposé le Dr Kuroda à l’aéroport.
Caitlin ne voulait pas être interrompue – pas maintenant ! Mais elle pouvait difficilement dire à sa mère de lui fiche la paix…
— Je suis là-haut, maman !
En temps normal, elle aurait tapé l’abréviation conventionnelle brb, mais comme elle n’était pas sûre que Webmind comprenne, elle tapa en toutes lettres be right back, « je reviens tout de suite », puis elle coupa le son de son lecteur d’écran et réduisit la fenêtre de sa messagerie.
Quand sa mère entra dans sa chambre, Caitlin eut encore le souffle coupé de la voir. Sa première expérience visuelle remontait au samedi 22 septembre, treize jours plus tôt. Mais il ne s’était pas agi exactement de vision. En fait, elle s’était trouvée plongée dans un paysage vertigineux de lignes colorées rayonnant à partir d’une constellation de points.
Il lui avait fallu un moment pour comprendre, mais la conclusion s’était imposée : chaque fois qu’elle autorisait son œilPod – le boîtier externe de traitement de signaux que le Dr Kuroda lui avait donné – à recevoir des données du Web, celles-ci venaient alimenter son nerf optique gauche, et…
C’était incroyable. Les cercles qu’elle voyait étaient des sites web, et les lignes étaient des connexions actives. Elle était aveugle de naissance, et son cerveau avait apparemment réquisitionné son centre visuel inutilisé pour l’aider à conceptualiser les chemins qu’elle parcourait en surfant sur le Web – mais qu’elle n’avait jamais vraiment vus, bien sûr !
Mais maintenant, elle pouvait les voir quand elle voulait, elle percevait la structure même du Web. Ils avaient fini par appeler ça la « webvision ». C’était assez génial en soi, mais c’était aussi une profonde déception. Elle s’était fait opérer pour voir le monde véritable, pas le cyberespace.
Mais finalement, d’une façon magnifique, étonnante merveilleuse, le monde réel lui avait été révélé, lui aussi ! Un jour, pendant un cours de chimie, son cerveau avait commencé à interpréter correctement les signaux transmis à son nerf optique par l’équipement de Kuroda, et elle avait enfin pu vraiment voir !
Et bien qu’elle eût maintenant déjà acquis une certaine expérience – le soleil, les nuages, les arbres, les voitures, son chat, et des millions d’autres choses –, la plus belle chose au monde pour l’instant était le visage en forme de cœur de sa mère, ce visage qui lui souriait précisément en ce moment.
Aujourd’hui, un vendredi, Caitlin était retournée pour la première fois au lycée depuis qu’elle avait recouvré la vue.
— C’était absolument génial, dit-elle. Avant, je croyais que j’arrivais à bien me débrouiller avec ce qui m’entourait, mais… il y a tellement de choses à voir ! Et ces centaines de gens dans les couloirs, à la cantine – c’était vertigineux.
Sa mère eut une expression étrange – ou du moins, une que Caitlin n’avait jamais vue encore, une sorte de crispation aux coins des lèvres, et – ah ! Sa mère s’efforçait de ne pas prendre un air amusé.
— Est-ce que les gens ressemblaient à ce que tu attendais ?
Même après toutes ces années, sa mère ne comprenait toujours pas vraiment. Ce n’était pas comme si autrefois Caitlin avait eu la vue brouillée, ou vu les choses en noir et blanc, ou perçu des images mentales simplifiées des gens. Elle n’en avait pas eu d’images du tout. La couleur n’avait eu aucun sens pour elle, et même si elle comprenait la notion de formes, de lignes et d’angles, elle ne les avait jamais vues dans son esprit. Son esprit n’avait pas d’yeux.
— Ma foi, dit Caitlin sans vraiment répondre à la question, j’avais déjà vu Bashira et Pâquerette lundi dernier, et aussi Mr Struys.
— Pâquerette – c’est l’autre Américaine, c’est ça ?
— Oui.
— J’ai entendu Bashira dire qu’elle est ravissante.
En réalité, ce que Bashira avait dit, c’était que Pâquerette avait l’air d’une pétasse : cheveux teints en blond platine, décolletés provocants, gros seins et longues jambes. Mais Pâquerette avait été très gentille avec Caitlin, après le fiasco du bal du lycée une semaine plus tôt.
— Elle l’est sans doute, dit Caitlin, mais à dire vrai, je n’en sais rien.
— Est-ce que tu as vu Trevor ? demanda doucement sa mère.
Le Beauf, comme Caitlin l’avait surnommé dans son blog, l’avait emmenée à ce bal – mais elle s’était enfuie quand il avait essayé de la peloter.
— Ah, oui, fit-elle. Je lui ai dit ses quatre vérités.
— Bravo, tu as bien fait !
Caitlin jeta un coup d’œil par la fenêtre. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher, et les couleurs du ciel à l’ouest étaient complètement différentes de celles de la veille à la même heure – un phénomène qui ne cessait de l’étonner.
— Hem, maman…
— Oui ?
Caitlin se retourna vers sa mère.
— Tu l’as rencontré. Tu l’as vu quand il est venu me chercher.
Sa mère s’agita légèrement sur le bord du lit.
— Mmm, oui.
— Est-ce que… Est-ce qu’il était…
— Oui, quoi ?
— Bashira le trouve super sexy, lâcha Caitlin tout d’une traite.
Sa mère haussa les sourcils.
— Et tu voudrais savoir si je suis d’accord avec elle ? Caitlin pencha la tête de côté.
— Euh… oui, c’est ça.
— Et toi, qu’en penses-tu ?
— Eh bien, aujourd’hui, il portait un maillot de hockey. Ça m’a bien plu. Mais…
— Mais tu ne sais pas dire si c’est un beau garçon ?
— Non, dit Caitlin en haussant les épaules. Bon, il était symétrique, et je sais que c’est censé être un critère de beauté, mais pratiquement tous les gens que j’ai rencontrés sont symétriques. Lui, hem, je…
Sa mère eut un petit geste de la main, et elle dit :
— Ma foi, c’est un fort joli garçon, puisque tu me poses la question. Il ressemble un peu à Brad Pitt en plus jeune. (Puis elle ajouta le genre de chose que les mères sont censées dire :) Mais l’important, c’est ce qu’il y a à l’intérieur.
Elle s’interrompit un instant pour dévisager Caitlin, comme si elle-même la voyait pour la première fois.
— Tu sais, ma chérie, reprit-elle, tu es dans une position intéressante. Nous avons tous été conditionnés par les images des médias, qui nous disent qui est séduisant et qui ne l’est pas. Mais toi… (Elle sourit.) Toi, tu peux choisir qui tu trouves séduisant.
Caitlin réfléchit un instant. Pour ce qui était des superpouvoirs, celui-là n’était pas aussi cool que de pouvoir voler dans les airs ou plier des barres de fer à mains nues, mais c’était sans doute pas mal quand même. Elle réussit à esquisser un sourire.