Et c’était ce que Shoshana ressentait, parfois, même si elle n’était pas un type avec une queue-de-cheval – et elle n’avait que vingt-sept ans. Et puis, entre ce qu’elle gagnait et ce que son poste de maître assistant rapportait à Max, leurs fins de mois n’étaient pas trop difficiles.
Le magasin était trop climatisé, et il devait bien y avoir quinze degrés de différence avec l’extérieur. Shoshana portait un simple débardeur bleu et le froid lui durcit la pointe des seins. C’était sans doute pour ça que le gamin efflanqué derrière le comptoir avait les yeux rivés sur elle. À en juger par son visage plein d’acné, il devait bien avoir dix ans de moins qu’elle.
Mais non, apparemment, ce n’était pas la raison.
— Je vous connais, dit-il.
Il avait la voix un peu cassée. Shoshana haussa les sourcils.
— Oui, reprit-il en hochant la tête. Vous êtes la femme au singe.
C’était la deuxième fois cette semaine – sauf que la dernière fois, au Barnes & Noble du centre commercial, elle avait été qualifiée de « Sujet préféré de Homo ».
Elle avait poliment corrigé la vieille dame de la librairie. « Il s’appelle Chobo », avait-elle précisé. Mais c’était un lapsus freudien intéressant, et certainement pas une remarque homophobe. Chobo avait effectivement plus souvent l’air d’appartenir au genre Homo qu’au genre Pan.
Elle regarda le gamin derrière son comptoir.
— La femme au singe ? répéta-t-elle calmement.
Le jeune homme parut décontenancé. Il commençait peut-être à se rendre compte que sa remarque pouvait être prise pour une insulte. Mais ce n’en était pas une pour Shoshana : elle admirait énormément les singes, et c’était pour cela qu’elle se consacrait à la communication chez les primates.
— Ce que je voulais dire, reprit le garçon, c’est que vous êtes la femme que ce singe aime peindre – vous savez, Bobo.
— Chobo, dit Shoshana.
Bon sang, ce n’était quand même pas si difficile que ça à retenir !
— Ouais, ouais, c’est ça. Je l’ai vu aux infos et sur YouTube.
Shoshana n’était pas vraiment sûre d’apprécier cette célébrité – mais bon, d’un autre côté, son fameux quart d’heure allait sans doute bientôt prendre fin.
Elle s’arrêtait assez souvent dans ce magasin – même si elle n’avait jamais vu ce gamin jusqu’ici – pour y acheter des raisins secs, une des friandises préférées de Chobo. Elle savait dans quel rayon les trouver, et elle alla en prendre un paquet. Elle sentit le regard du garçon dans son dos.
Quand elle passa à la caisse, l’employé sembla vouloir dire quelque chose pour se faire pardonner de l’avoir traitée de « femme au singe ».
— Heu, je vois maintenant pourquoi il aime bien vous peindre.
Shoshana décida de ne pas relever.
— Merci, dit-elle en ouvrant son porte-monnaie.
— Je veux dire…
Mais ce qu’il pourrait ajouter serait déjà de trop. Elle le savait, même si lui l’ignorait, et elle le coupa sèchement.
— Merci, dit-elle encore.
Elle quitta la fraîcheur du magasin pour retrouver le soleil torride de cette fin d’après-midi. En retournant à sa voiture, elle se demanda un instant si la plaque personnalisée TARZANE était déjà prise – une plaque que, de toute façon, elle n’avait pas les moyens de se payer.
Shoshana roula encore un petit quart d’heure pour se rendre à l’Institut Marcuse, qui se trouvait à l’extérieur de San Diego dans un grand espace vert. Elle se gara à côté de la Lincoln noire de Harl Marcuse. S’il avait eu une plaque personnalisée, ç’aurait pu être 400 KG – on l’avait surnommé le gorille de quatre cents kilos. Ou bien encore SLVRBCK… Mais elle espérait bien qu’il ignorait que Dillon – l’autre assistant de Marcuse – et elle l’appelaient Silverback, le « dos argenté », le nom qu’on donne aux grands gorilles adultes à cause de leur pelage grisonnant.
Elle entra dans le bungalow blanc de l’Institut. Le Dr Marcuse était dans la petite cuisine, occupé à se faire un sandwich.
— Bonjour, dit-elle.
Elle ne savait pas si elle avait pouvait l’appeler « Harl », mais d’un autre côté, « Docteur » ou « Professeur » semblaient un peu trop solennels. Lui-même l’appelait Shoshana – les trois syllabes – bien qu’il eût sans doute déjà entendu les autres l’appeler simplement Sho. Elle désigna la fenêtre d’un mouvement de menton.
— Comment va-t-il ?
— Il est un peu ronchon, dit Marcuse en se coupant un gros morceau de fromage. Vous lui manquez, quand vous êtes en retard.
Shoshana ignora la petite pique.
— Je vais aller lui dire bonjour.
Elle sortit par l’arrière et traversa la grande pelouse menant à l’étang avec en son centre une île en forme de dôme d’une vingtaine de mètres de diamètre, sur laquelle se dressait un pavillon de jardin. Shoshana franchit le petit pont-levis en bois.
L’île avait deux occupants. L’un était en pierre : c’était une statue de deux mètres cinquante de haut représentant le Législateur, l’orang-outan nommé Moïse dans les films de La Planète des singes. L’autre était une créature faite de chair et de sang. Chobo était assis à l’ombre d’un des six palmiers de l’île, le menton posé sur un bras recourbé. On aurait dit Le Penseur de Rodin.
Mais soudain, la pose se transforma en une agitation de longs membres velus. Chobo avait aperçu Shoshana, et il se précipita vers elle en bondissant à quatre pattes. Il la serra dans ses bras et, comme à son habitude, il tira doucement sur sa queue-de-cheval.
Tu étais où ? fit-il dès que ses mains furent libres. Où ?
Désolée, répondit Shoshana par signes. Université aujourd’hui.
Amusant ? demanda Chobo.
Pas autant qu’ici, répondit-elle en tendant le bras pour lui chatouiller le ventre.
Chobo gloussa de plaisir, et Shoshana éclata de rire en essayant de s’écarter quand il essaya d’égaliser le score.
Caitlin était encore tout à fait incapable de déterminer l’âge des gens à leur apparence. Sa mère avait quarante-sept ans, mais il lui était impossible de dire si elle les faisait vraiment. Bashira lui avait dit que non. Elle avait des cheveux bruns, de grands yeux bleus et un nez retroussé.
Son père avait deux ans de moins que sa mère, et il était beaucoup plus grand. Il avait des yeux marron, comme Caitlin, et ses cheveux étaient un mélange de châtain foncé et de gris.
Sa mère regardait Caitlin, tandis que son père contemplait le vague.
— Oui, ma chérie ? fit sa mère.
Caitlin venait de leur dire qu’elle avait quelque chose d’important à leur annoncer, et sa mère avait l’air inquiète.
Mais, comme Caitlin s’en rendit compte, ce n’était pas le genre de chose qu’on pouvait exprimer facilement.
— Heu, papa, tu te souviens de ces automates cellulaires que nous avons découverts dans l’arrière-plan du Web, le Dr Kuroda et moi ?
Il hocha la tête.
— Et, hem, tu te souviens aussi des diagrammes de Zipf qu’on a tracés à partir des motifs ?
Il hocha de nouveau la tête. Les diagrammes de Zipf permettaient de déterminer si un signal contenait des informations.
— Et plus tard, quand tu as calculé leur entropie de Shannon ?
Un autre hochement de tête. L’entropie de Shannon mesurait la complexité d’une information – et quand son père avait fait ses calculs, la réponse avait été : pas complexe du tout. Ce qui pouvait exister dans l’arrière-plan du Web n’était pas très sophistiqué.