— Eh bien… dit Caitlin. J’ai fait mes propres analyses de Shannon… toute une série. Et au fur et à mesure, le score n’a fait qu’augmenter : troisième ordre, quatrième ordre. (Elle s’interrompit un instant.) Et ensuite, huitième et neuvième.
— Ah, c’étaient donc bien des messages secrets ! dit son père.
L’anglais, comme la plupart des langues, a une entropie de Shannon du huitième ou neuvième ordre. Et c’était bien ce qu’ils avaient craint : d’être tombés par hasard sur une opération menée par la NSA ou une organisation d’espionnage en toile de fond du Web.
— Non, dit Caitlin. Le score a continué d’augmenter. Je l’ai vu atteindre 16,4.
— Tu as sûrement…
Mais il s’arrêta aussitôt. Il savait bien que c’était absurde d’imaginer qu’elle ait pu se tromper dans ses calculs.
Caitlin secoua la tête.
— Ce ne sont pas des messages secrets.
Elle repensa un instant aux premiers mots qu’elle avait reçus de Webmind, qui étaient en fait : « Secretissime message à Calculatrix », une expression qu’elle utilisait souvent en ligne.
— Qu’est-ce que c’est, alors ? demanda sa mère. Caitlin inspira profondément avant de lâcher :
— C’est une… conscience.
— Une quoi ? fit sa mère.
— C’est une conscience, une intelligence, qui a émergé spontanément, je ne sais comment, dans l’infrastructure du Web.
Caitlin avait encore besoin d’analyser les expressions du visage morceau par morceau avant de les rapprocher des descriptions qu’elle avait pu lire. Son père plissa les yeux et pinça les lèvres : scepticisme.
Sa mère lui dit doucement :
— C’est, hem… une idée intéressante, ma chérie, mais…
— Son nom, dit Caitlin d’un air décidé, est Webmind. Et cette expression sur le visage de sa mère – la bouche ouverte et arrondie, les yeux écarquillés – devait être de la surprise.
— Tu lui as parlé ?
— Oui, par messagerie instantanée.
— Ma chérie, dit sa mère, le Web est rempli d’escrocs et d’imposteurs.
— Non, maman. Je t’assure, c’est pour de vrai !
— Est-ce qu’il t’a proposé de le rencontrer ? demanda sa mère. Il t’a demandé des photos ?
— Non ! Maman, je sais tout ce qu’il faut savoir sur les prédateurs en ligne. Ça n’a rien à voir !
— Tu lui as donné des informations personnelles ? poursuivit sa mère. Des numéros de compte en banque ? Ton numéro de Sécurité sociale ? Des choses comme ça ?
— Maman !
Sa mère se tourna vers son père, comme pour reprendre une vieille discussion.
— Je t’avais bien dit que ça arriverait un jour ou l’autre, dit-elle. Une jeune aveugle passant tout son temps en ligne sans surveillance…
Cette fois, c’est d’un ton sec que Caitlin dit :
— Je ne suis plus aveugle ! Et même quand je l’étais, j’ai toujours fait très attention. Ce dont je vous parle est la réalité.
— Tu n’as pas répondu à la question, dit son père. As-tu communiqué des identifiants personnels ou des mots de passe ?
— Ah, bon sang, papa, non ! Ce n’est pas un scam !
— C’est ce que tous les gens disent quand ils se font avoir, répliqua-t-il.
— Écoutez, dit Caitlin, venez dans ma chambre. Je vais vous montrer.
Sans attendre de réponse, elle sortit et se dirigea vers l’escalier. Elle avait le souffle court, mais elle savait que cela ne la mènerait à rien de s’énerver. Elle s’obligea à respirer lentement, et le souvenir d’un dessin animé lui revint. Elle ne l’avait pas encore vu, mais elle avait toujours adoré l’écouter, depuis que Stacy, une de ses amies d’autrefois à Austin, lui avait expliqué ce qui s’y passait. C’était un Looney Tunes intitulé One Froggy Evening, au sujet d’une grenouille qui chantait et dansait pour le type qui l’avait trouvée, mais qui se contentait de coasser quand il y avait quelqu’un d’autre avec lui. Tandis qu’elle gravissait les marches les yeux fermés, la chanson favorite de la grenouille lui trottait dans la tête :
Salut ! ma mignonne
Salut ! ma poulette
Salut ! ma poupée
Envoie-moi un baiser par la poste
Tu as mis le feu à mon cœur !
Ses parents la suivirent. Caitlin s’installa à son bureau. Elle avait un vieux moniteur de dix-sept pouces relié à l’un de ses ordinateurs, et le nouvel écran de vingt-sept pouces qu’on venait de lui offrir pour son anniversaire branché sur l’autre. Sa mère vint se placer à sa gauche, les bras croisés, tandis que son père se tenait à sa droite. Sa session avec Webmind était encore à l’écran, avec le brb qui avait été son dernier message. Ce qu’elle écrivait s’affichait en rouge tandis que les messages de Webmind étaient en bleu.
Elle ne pouvait pas voir son père – elle était toujours aveugle de l’œil droit – mais elle avait sa mère dans son champ de vision périphérique à gauche. Elle la vit lui lancer un autre de ses regards…
Elle tapa : Je suis là.
Il n’y eut pas de réponse. La fenêtre de messagerie – un rectangle blanc dans un coin de son grand écran – n’affichait rien d’autre qu’un petit bandeau publicitaire. Caitlin s’agita dans son fauteuil. Oui, bien sûr, Webmind savait qu’elle n’était pas seule. Il captait le flot de données émis par son œilPod, et il voyait certainement sa mère.
Elle fit un autre essai : Hello.
Toujours rien. Elle se tourna vers son père – et se rendit compte de son erreur, car Webmind allait voir qu’il était là, lui aussi. Elle fit de nouveau face à l’écran et tapota nerveusement des doigts sur la table. Allez, songea-t-elle, envoie-moi un baiser par la poste…
Et au bout de six secondes, les lettres « POS » s’affichèrent en bleu dans la fenêtre de messagerie.
Caitlin éclata de rire.
— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda sa mère.
— « Parents Over Shoulder », dit Caitlin. C’est le code pour dire qu’on n’est pas libre de parler, comme quand les parents regardent par-dessus ton épaule…
Elle tapa aussitôt : Oui, ils sont là, et j’aimerais que tu fasses leur connaissance.
Elle se tourna vers son père pour que Webmind puisse le voir, et elle écrivit : Voici mon père, le Dr Malcolm Decter. Puis regardant de l’autre côté, elle ajouta : Et voici ma mère, le Dr Barbara Decter.
Webmind aurait pu hésiter, mais sa réponse apparut instantanément : Salutations et félicitations.
Caitlin sourit.
— Il a lu tout le Projet Gutenberg, dit-elle. Son langage a tendance à dater un peu.
— Ma chérie, dit doucement sa mère, ça pourrait être n’importe qui.
— Il a lu aussi tout Wikipédia, ajouta Caitlin. Demande-lui quelque chose qu’aucun être humain ne pourrait trouver rapidement en ligne.
— L’entrée dans Wikipédia est généralement en tête de liste quand on cherche dans Google, dit sa mère. Si ce type a une connexion suffisamment rapide, il peut trouver n’importe quoi très vite.
— Pose-lui une question, papa. Quelque chose de technique.
Son père sembla hésiter, comme s’il se demandait s’il allait se prêter à une telle absurdité. Il dit finalement :
— Les cordes hétérotiques sont-elles ouvertes ou fermées ?