C’était une autre pierre de touche : que ce fût dans le royaume de Caitlin peuplé de chair et d’objets, ou dans le mien avec ses protocoles et ses paquets de données, le règne des froides équations était suprême.
— Attends, fit Caitlin qui était toujours assise sur le lit. Comment as-tu fait ça ? Qu’est-ce qui t’a convaincu qu’il ne s’agit pas d’un humain ?
Son père désigna le plus grand des deux moniteurs, et elle s’en approcha. Il fit défiler la fenêtre de la messagerie pour remonter au premier des quatre échanges qu’il venait d’avoir avec Webmind. Mais Caitlin fut incapable de lire le premier. Mais pas parce que le texte était écrit trop petit, ou que la police de caractères était bizarre. Elle essaya de le déchiffrer, lettre par lettre, s’efforçant d’en dégager un sens, mais…
J-e… Oui, ça, c’était facile. Mais c’était suivi de v-u-o-s qui n’était même pas un vrai mot, bon sang de bois, et ensuite d-n-n-o-e, et plein d’autres encore…
— Je n’arrive pas à le lire, dit-elle exaspérée. Fait remarquable, son père sourit.
— Webmind non plus. (Il pointa le doigt vers l’écran.) Barbara ?
Elle s’approcha pour jeter un coup d’œil, et lut aussitôt à une vitesse tout à fait normale : « Je vous donne quatre secondes pour répondre ou je mettrai fin à notre contact. C’est votre seule chance. Quel est le nom du président des États-Unis d’Amérique ? » Et elle ajouta une remarque qui évoquait plutôt le style de sa fille :
— Hé, c’est drôlement cool !
Caitlin examina de nouveau le texte en essayant de voir ce que sa mère avait pu y trouver, mais… Ah !
— Et tu arrives à lire ça sans difficulté ? lui demanda-t-elle.
— Ma foi, répondit sa mère, sans trop de difficultés… L’écran affichait :
Je vuos dnnoe qturae sencdeos puor réorndpe ou je metrati fin à nrote ctoncat. C’est vrote sleue ccnahe. Qeul est le nom du priédesnt des Éatts-Uins d’Améquire ?
— Je crois que nous pouvons raisonnablement en conclure que ta mère n’est pas un robot d’indexation, dit son père. Mais Webmind n’a pas su le lire. (Il montra la réponse qu’il avait reçue : Je vous demande pardon ?) Webmind et toi, vous déchiffrez les textes lettre par lettre, et non en prenant chaque mot dans sa globalité. Pour la plupart des gens, si la première et la dernière lettre sont correctes, l’ordre des autres importe peu. Et généralement, ils ne se rendent même pas compte qu’il y a des erreurs – et c’est pourquoi ma question suivante était importante.
Caitlin vit que son père avait demandé : « Combien y avait-il de mots erronés dans mon message précédent ? » Et Webmind avait répondu – aussitôt, d’après le suivi horaire – « Dix-sept. »
— C’est la bonne réponse, mais la plupart des gens – la plupart des humains – ne repèrent que la moitié des mots incorrects dans ce genre de texte. Mais cette… cette chose a répondu instantanément – dès que j’ai appuyé sur la touche Entrée. Pas assez de temps pour utiliser un correcteur orthographique, ni même pour un humain d’essayer de compter soigneusement les erreurs. (Il s’interrompit un instant.) Ensuite, j’ai voulu vérifier ton affirmation que ton interlocuteur a une entropie de Shannon très élevée. Aucun être humain ne pourrait démêler la récursivité de ce texte sans recourir à des diagrammes. Il fit défiler la fenêtre de messagerie pour que Caitlin puisse voir ce qu’il avait transmis :
Je savais qu’elle savait que vous saviez qu’ils savaient que vous saviez que je savais que nous savions que je le savais.
Savait-elle que vous saviez que je savais que vous saviez que je savais que vous le saviez ?
Saviez-vous que je savais qu’ils savaient qu’elle savait ?
Savais-je qu’elle savait que vous saviez que nous savions que vous saviez ?
Ce à quoi Webmind avait aussitôt répondu : Oui. Non. Oui.
— Et ce sont les bonnes réponses ? demanda la mère de Caitlin.
— Oui, dit son père. Du moins, je le crois. En fait, à ce stade, j’étais pratiquement convaincu, mais j’ai encore essayé une chose pour être tout à fait certain.
Il fit défiler l’écran pour révéler le quatrième et dernier test :
La peau lisse trac un as à seins, un tue-heures en chéri. Jeu panse queue vautre Ed Seurat 13 utile.
Ce à quoi le pauvre Webmind avait répondu : Encore une fois, je vous demande pardon ?
— Un jeu d’enfant pour nous, dit son père, même en écrivant jeu j-e…
Caitlin battit des mains avec enthousiasme.
— Bravo, papa ! Bon, à toi, maman. Dis bonjour à Webmind.
Son père se leva pour laisser la place à sa femme. Les derniers mots que Webmind avait écrits brillaient encore en lettres bleues à l’écran. Elle réfléchit un instant avant de transmettre : « Je suis Barbara Decter. Hello. » Caitlin fut étonnée de voir sa mère taper avec deux doigts seulement.
Webmind répondit aussitôt : « C’est un plaisir de faire votre connaissance, Barbara. Je connaissais déjà votre mari grâce à son entrée dans Wikipédia, mais je sais fort peu de choses sur vous. Je serai ravi d’en apprendre davantage. »
Dans la cuisine, le minuteur se déclencha. La mère de Caitlin fronça les sourcils en entendant ce rappel du dîner oublié. Elle dit : « Excusez-moi » et sortit précipitamment, peut-être afin de se donner un peu de temps pour réfléchir autant que pour éviter une crise culinaire.
Et c’est à cet instant que Caitlin comprit. C’était normal que sa mère ne sache taper qu’avec deux doigts. Du temps où elle était à l’école, les cours de dactylographie – il y avait des machines à écrire, en ce temps-là – étaient fréquentés par des filles qui se destinaient à devenir secrétaires, tandis que la jeune et brillante Barbara Geiger avait de plus hautes ambitions. Elle avait dû s’appliquer justement à ne pas cultiver des talents qu’on considérait traditionnellement féminins.
La mère de Caitlin avait un doctorat en économie. Sa spécialité était la théorie des jeux. Professeur associé à l’université de Houston jusqu’à la naissance de Caitlin, elle avait passé les six années suivantes à s’occuper de sa fille chez elle, et neuf autres en tant que bénévole à l’Institut texan pour malvoyants, où Caitlin avait fait ses études jusqu’à ce qu’elle déménage en juin dernier.
Sa mère avait de fortes connaissances en maths et en informatique. En fait, Caitlin l’avait entendue plaisanter un jour sur la différence entre son mari et elle. En tant que physicien théorique, il utilisait les maths pour décrire des choses qui n’existaient peut-être même pas, tandis qu’elle, en tant qu’économiste, s’en servait pour décrire des choses dont les gens voudraient bien qu’elles n’existent pas : l’inflation, les déficits, les impôts, etc.
Maintenant que Caitlin n’était plus dans une institution spécialisée, elle savait que sa mère espérait se faire embaucher dans l’une des universités de Waterloo. Mais elle n’avait pas encore son permis de travail canadien, et c’est pourquoi elle faisait la cuisine, le ménage et toutes les autres corvées qu’elle n’avait jamais voulu faire de sa vie. Caitlin en était profondément désolée pour elle.