Un soir, le Patron réapparut en se traînant sur ses deux cannes, suivi de Goldie. Il se laissa tomber lourdement dans le fauteuil réservé aux visiteurs et lança à Goldie :
— Je n’ai pas besoin de vous, mademoiselle. Merci. (Puis, se tournant vers moi :) Déshabillez-vous.
Venant de tout autre homme, cela aurait été insultant ou bien excitant. De la part du Patron, cela signifiait simplement et bêtement qu’il voulait que j’ôte mes vêtements. Goldie le prit comme ça elle aussi parce qu’elle se contenta de hocher la tête avant de disparaître. Pourtant, Goldie est du genre à s’en prendre à Siva elle-même si cette cruelle déesse menaçait un de ses patients.
J’ai ôté rapidement mes vêtements et j’ai attendu. Le Patron m’a regardée avant de déclarer :
— Ils sont pareils, comme avant.
— C’est ce qu’il me semble.
— Le Dr Krasny m’a dit qu’il a effectué un test de lactation et qu’il a été positif.
— Oui. Il a modifié ma balance hormonale et mes petits bouts ont donné un peu de lait. Ça m’a fait tout drôle. Quand il a rétabli le taux normal, ça s’est arrêté.
— Tournez-vous, a grommelé le Patron. Montrez-moi le dessous de votre pied droit. Le gauche, maintenant. Ça va. On dirait que les cicatrices de brûlures ont disparu.
— Oui, je crois. Et les docteurs me disent que les autres sont en train de se régénérer. D’ailleurs, elles ne me démangent plus.
— Rhabillez-vous. Le Dr Krasny m’a dit que vous êtes en forme. Dès demain matin, vous partez en stage d’entraînement. Faites vos bagages et tenez-vous prête pour neuf heures.
— Comme je ne suis venue qu’avec la peau du dos, il ne me faudra pas plus de dix secondes pour boucler mes bagages, Patron. Mais j’aurai besoin de nouveaux papiers, d’un autre passeport, d’une carte de crédit et de pas mal de liquide…
— Vous aurez tout ça avant neuf heures.
— Parce que je n’ai pas l’intention de partir en stage. Je vais en Nouvelle-Zélande, Patron. Je vous l’ai dit et redit. J’ai pas mal de retard de congés et je suppose que j’ai droit à un peu de convalescence pour le temps que j’ai passé au lit. Vous êtes un esclavagiste.
— Vendredi, combien d’années vous faudra-il pour comprendre que lorsque je contrarie l’un de vos caprices, je n’ai que votre bien-être en tête, autant que l’efficacité de notre organisation ?
— Ciel, Grand Père blanc ! Je m’incline humblement devant vous ! Et je vous enverrai une carte de Wellington.
— La photo d’une jolie Maorie, s’il vous plaît. Pour les geysers, j’ai déjà ce qu’il faut. Votre stage a été prévu pour aller au-devant de tous vos désirs et c’est vous qui déciderez de son terme. Il se peut qu’on vous juge en forme mais vous avez besoin de suivre un certain entraînement physique d’intensité croissante afin de vous restituer cette fermeté musculaire et ces réflexes qui sont votre marque de naissance.
— Marque de naissance, vraiment ! Patron, cessez de faire de mauvaises plaisanteries. Vous n’êtes vraiment pas doué pour ça. Ma mère était une éprouvette et mon père un bistouri.
— Vous accordez une importance exagérée à une gêne dont vous avez été délivrée depuis des années, Vendredi, et c’est idiot.
— Vraiment ? La Cour a déclaré que je ne peux être citoyenne à part entière. L’Eglise prétend que je n’ai pas d’âme. Je ne suis pas « née d’une mère », du moins aux yeux de la loi.
— Mon cul, la loi ! Le dossier concernant votre origine a été retiré des archives des labos. On lui a substitué l’acte d’un mâle EA amélioré.
— Vous ne m’avez jamais dit ça !
— Je n’en ai jamais vu la nécessité jusqu’à ce que vous montriez ces signes de défaillance nerveuse. Mais une falsification de cet ordre doit être protégée à tel point qu’elle modifie la vérité. Il le faut et c’est ce qui s’est passé dans votre cas. Si demain vous tentiez de prouver votre véritable origine, il vous serait difficile de trouver une quelconque autorité pour être d’accord avec vous. Vous pouvez en parler à n’importe qui, peu importe. Mais, ma chère, pourquoi cette attitude défensive ? Non seulement vous êtes aussi humaine qu’Eve, mais vous êtes mieux encore, presque aussi parfaite que ceux qui vous ont conçue le désiraient. Pourquoi donc croyez-vous que j’ai dérogé à mes habitudes afin de vous recruter alors que vous n’aviez aucune expérience et pas le moindre intérêt pour cette profession ? Pourquoi aurais-je dépensé une petite fortune pour votre éducation et votre formation ? Parce que j’étais sûr. J’ai attendu quelques années avant d’avoir la certitude que vous vous développiez selon les plans de vos architectes. Et j’ai été bien prés de vous perdre quand vous avez disparu de la carte. (Le Patron fit une grimace qu’il devait considérer comme un sourire.) Vous m’avez donné du mal, ma fille. Maintenant, pour en revenir à votre entraînement, est-ce que vous voulez m’écouter ?
— Oui, monsieur.
Je n’ai même pas essayé de lui parler de la crèche du labo. Les vrais humains pensent que toutes les crèches ressemblent à celles qu’ils ont visitées. Je ne lui ai pas dit un mot à propos de cette cuillère en plastique qui était tout ce que j’avais eu pour manger jusqu’à l’âge de dix ans, parce qu’il m’aurait été pénible d’avouer que, la première fois que j’avais essayé de me servir d’une fourchette, je m’étais piqué la lèvre et que tout le monde riait pendant que je saignais. Des millions de petits détails font la différence entre le fait d’être élevé comme un humain ou dressé comme un animal.
— Vous allez suivre un stage d’entraînement de combat à mains nues, mais vous n’aurez affaire qu’à votre instructeur. Et vous ne risquerez pas de porter des traces de coups quand vous rendrez visite à votre famille à Christchurch. Vous aurez aussi droit à quelques cours de perfectionnement pour les armes de poing, dont certaines vous sont encore inconnues. Si vous décidez de changer d’emploi, vous pourrez en avoir besoin.
— Patron, je n’ai pas l’intention de devenir un assassin !
— Mais de toute façon, vous en aurez besoin. En certaines occasions, un courrier peut transporter des armes et il doit tout connaître de leur maniement. Vendredi, n’ayez donc pas du mépris pour tous les tueurs sans discrimination. Comme pour les outils, tout dépend de la manière dont on les utilise. Le déclin et la chute des anciens États-Unis d’Amérique s’expliquent en partie par les assassinats. Mais de façon mineure, car les exécutions se faisaient au hasard, sans plan préétabli. Et que pouvez-vous me dire à propos de la guerre russo-prussienne ?
— Pas grand-chose. Je sais surtout que tout le monde avait misé le gros paquet sur eux et qu’ils se sont fait ramasser.
— Et si je vous disais que cette guerre a été gagnée par une douzaine de personnes – sept hommes et cinq femmes – dont l’arme la plus redoutable était un pistolet 6 millimètres ?
— Je ne crois pas que vous m’ayez jamais menti. Et comment ont-ils fait ?
— Vendredi, la pensée est la denrée la moins répandue mais la seule qui soit d’une réelle valeur. Il suffit d’éliminer sélectivement les meilleurs cerveaux d’une organisation humaine en conservant les plus stupides pour la rendre impuissante, inutile et dangereuse pour elle-même. Il a suffi de quelques « accidents » pour détruire totalement la grande machine militaire prussienne et la transformer en magma. Mais cela n’est devenu évident qu’après que le conflit a été engagé. Jusqu’aux premiers combats, ces crétins avaient encore l’air de génies militaires.
— Douze personnes seulement… Patron… c’est nous qui avons accompli le travail ?
— Vous savez que je n’apprécie pas ce genre de question, Vendredi. Mais non, ce n’était pas nous. C’était une organisation sous contrat, aussi petite et spécialisée que la nôtre. Mais je n’aime guère que nous soyons impliqués dans des guerres internationales. Le bon côté n’est pas toujours très évident.