(En vérité, S signifie « Synthétique » et désigne une « famille synthétique ». Elle est en tout cas mentionnée ainsi dans la législation de la première nation à avoir accepté son existence : la Confédération californienne. Mais il y avait neuf chances sur dix pour que le commandant Tormey fût au courant.)
— Je ne considère pas que le sexe soit aussi facile que cela…
(Là, j’ai refusé de mordre à l’hameçon. Voyons, commandant, grand, fort et beau comme vous l’êtes, bien propre sur vous, avec tout le temps dont vous disposez pour la drague… A Winnipeg ou Auckland… Deux terrains de chasse où, Dieu merci, le gibier ne manque jamais… Allons, commandant, encore un petit effort ! Vous pouvez faire mieux !)
— … Cela dit, je suis d’accord avec vous. Ça n’est pas une raison pour se marier. Je ne pense pas que je me marierai jamais… parce que je suis un vieux sauvage. Mais un groupe-S, ça me paraît une bonne solution.
— C’est une bonne solution.
— C’est une très grande famille ?
— C’est le nombre de mes maris qui vous intéresse, hein ? J’en ai trois, monsieur, plus trois sœurs de groupe. Je crois qu’elles vous plairaient toutes les trois – surtout Lispeth, la plus jeune et la plus jolie. Liz a les cheveux roux des Écossais et c’est une mignonne petite plante. Si j’ai des enfants ? Bien sûr. Nous essayons de les compter tous les soirs mais tout va si vite… Ah ! nous avons aussi des chats, des chiens, des canards et un grand jardin avec des roses toute l’année, ou presque. Tout le monde est toujours en train de faire quelque chose et il faut faire attention où vous posez les pieds.
— Ça paraît formidable. Est-ce que votre groupe aurait besoin d’un mari associé qui ne serait pas souvent à la maison mais qui aurait des tas d’assurances vie ? Cela me coûterait combien pour m’inscrire ?
— J’en parlerai à Anita. Mais vous n’avez pas l’air sérieux.
On a continué à bavarder comme ça, en restant sur le plan symbolique, sans dire un mot sincère. Mais il ne nous a pas fallu longtemps pour décider d’un match nul en convenant toutefois d’une revanche en échangeant nos codes-mémoire : celui de ma famille à Christchurch contre son appartement d’Auckland. Il avait repris le bail au départ de sa sœur, me dit-il, mais il ne s’en servait que six jours par mois.
— … Alors, si vous êtes de passage et que vous ayez besoin d’un endroit pour prendre un petit bain ou même dormir une nuit, vous me faites signe.
— Mais à supposer que vous y soyez, Ian, ou bien l’une de vos amies…
(Il m’avait juste demandé de cesser de l’appeler commandant.)
— C’est peu probable, mais l’ordinateur sera au courant de toute manière et vous le dira. Mais si je suis là, ou pas trop loin, je vous le dirai. Je ne voudrais pas vous rater.
Ça, c’était une proposition directe, mais élégamment formulée. Et c’est pour ça que je lui ai répondu, en lui donnant le code de Christchurch, qu’il pourrait toujours essayer de me sauter… Si, toutefois, il avait assez de culot pour affronter mes maris, mes coépouses et toute la bande de marmots. Je me suis dit qu’il y avait vraiment très peu de chances pour qu’il appelle. Je ne vois pas pourquoi des célibataires grands, beaux, costauds et bien payés se donneraient autant de mal.
C’est à ce moment-là que la litanie des arrivées et départs s’est interrompue et qu’une voix a déclaré dans le haut-parleur : « Nous interrompons nos annonces afin de vous faire part, à notre plus profond regret, de la totale destruction d’Acapulco. Cette information vous est offerte par Interworld Transport, la compagnie des trois S : Service-Sécurité-Sourire ! »
Je suis restée pétrifiée.
— Quels crétins ! s’est exclamé le commandant Ian.
— Des crétins ? Mais qui ?
— Mais tout le royaume révolutionnaire du Mexique. Quand donc les Etats territoriaux apprendront-ils qu’ils ne peuvent pas gagner contre les Etats corporatifs ? C’est pour cela que je pense que ce sont des crétins. Vraiment !
— Mais pourquoi pensez-vous cela, commandant ? Je veux dire Ian ?…
— C’est évident. N’importe quel État territorial, même Ell-Quatre ou tel ou tel astéroïde, est une cible facile. Mais s’attaquer à une multinationale, c’est vouloir découper le brouillard en tranches. Où est-ce qu’il faut frapper ? Comment toucher IBM alors que vous ne savez même pas où se trouve IBM ? Son siège social n’est qu’un simple numéro de boîte postale dans l’Etat Libre du Delaware. Ce n’est pas une cible, ça ! Les bureaux d’IBM, son personnel, ses centrales, ses usines sont dispersés dans plus de quatre cents Etats sur cette planète aussi bien que dans l’espace. Impossible d’endommager même une part mineure d’IBM sans toucher quelqu’un d’autre. Mais est-ce qu’IBM pourrait vaincre… disons, la Grande Russie ?
— Je l’ignore, ai-je dit. En tout cas, les Prussiens en ont été incapables.
— Tout dépendrait du fait qu’IBM voie ou non une possibilité de profit. Pour ce que j’en sais, IBM ne soutient aucune guérilla et ne possède peut-être même pas d’organisation de sabotage. Elle devrait acheter les bombes et les missiles nécessaires. Mais elle pourrait prendre son temps et faire son petit marché tranquillement parce que la Russie ne risque pas de bouger. Dans une semaine ou dans un an, elle sera toujours là. Une bonne grosse cible qu’on ne peut pas manquer. Mais Interworld a décidé de l’issue de ce conflit. La guerre est finie. Le Mexique s’appuyait sur la certitude qu’Interworld ne pouvait pas risquer de se voir condamner par l’opinion mondiale pour avoir détruit une ville mexicaine. Mais nos vieux politiciens ont complètement oublié que les nations corporatives n’accordent pas autant d’importance à l’opinion des masses que les nations territoriales. Non, la guerre est finie.
— Je l’espère bien ! Acapulco était… un endroit si merveilleux !
— Oui, et ce serait encore un endroit merveilleux si l’on n’avait pas encouragé la création du Conseil révolutionnaire de Montezuma au XXe siècle. Maintenant, il va falloir sauver la face. Interworld va présenter ses excuses et payer une indemnité. Et le Conseil de Montezuma, sans fanfare, cédera le territoire et le droit d’extra-territorialité d’un nouveau port spatial à une société qui portera un nom mexicain et dont le siège social se trouvera dans le Delaware… Bien sûr, on ne dira pas au public que soixante pour cent des parts de cette société appartiennent à Interworld et quarante pour cent aux politiciens qui ont fait traîner les choses suffisamment longtemps pour qu’Acapulco soit détruit.
Le commandant Tormey me semblait bien amer et j’ai pris soudain conscience qu’il était plus âgé que je ne l’avais pensé.
— Ian, l’ANZAC n’est-elle pas une filiale d’Interworld ? ai-je demandé.
— Oui, et c’est peut-être pour cela que j’ai l’air aussi cynique. (Il s’est redressé.) Votre navette est là. Laissez-moi prendre votre bagage.
6
Christchurch est la ville la plus adorable du globe.
Et même de l’univers connu, parce qu’il n’y a pas vraiment d’endroit agréable au large de la Terre. Luna City a été creusée dans le sous-sol. De l’extérieur, Ell-Cinq ressemble à un dépôt d’ordures et, lorsqu’on s’y trouve, on peut à la rigueur considérer qu’un arc au moins est acceptable. Les cités martiennes évoquent des ruches et les grandes agglomérations terrestres essaient malheureusement de ressembler à Los Angeles.
Christchurch n’a pas la splendeur de Paris et elle n’est pas implantée dans un site aussi admirable que ceux de San Francisco ou Rio. Mais elle possède des attraits qui en font une ville plus séduisante qu’éblouissante. L’Avon, dont les méandres tranquilles enlacent les rues du centre. La beauté pleine d’harmonie de Cathedral Square. La fontaine Ferrier, en face de Town Hall. La luxuriance de nos somptueux jardins botaniques, en plein centre.