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— Marjorie, on dirait que tu compliques tout ça à plaisir uniquement pour te montrer désagréable ! Ça ne te ressemble pas, chérie. On dirait que tu veux gâcher nos petites vacances…

— Oh non ! pas moi, Vick ! Toi, oui… en disant des choses idiotes, absurdes, déplaisantes et même abominables sans avoir la moindre preuve.

(Ce genre de repartie, vous le noterez, prouve qu’un être « amélioré génétiquement » n’a rien de surhumain dès lors qu’une telle remarque aussi exacte que factuelle est trop cruelle pour une discussion familiale.)

— Quoi ? Ça, c’est méchant ! Et faux !

Mon attitude, dans les instants qui suivirent, ne peut s’expliquer par une quelconque loyauté envers le groupe des êtres artificiels. Les EA n’éprouvent pas ce genre d’émotion. En vérité, ils ne disposent d’aucune base. J’ai souvent entendu dire que les Français avaient le chic pour mourir pour leur chère patrie. Mais est-ce que vous pouvez imaginer vraiment quelqu’un en train de se battre et de périr pour Homunculi Unlimited, Département du New Jersey ? Je pense que j’ai réagi uniquement pour moi, comme en tant d’autres circonstances critiques de ma vie, incapable par ailleurs d’analyser ce que je faisais. Le Patron répète souvent que je pense beaucoup mieux au niveau du subconscient. Il se peut qu’il ait raison.

Je me suis donc levée, j’ai enfilé ma jupe et je me suis campée devant Vickie.

— Regarde-moi bien. Est-ce que je suis un être artificiel ou non ? Dans un cas comme dans l’autre, dis-moi comment tu peux voir la différence.

— Oh ! ça va, Marjie, arrête ton numéro ! Tout le monde sait que tu es la plus jolie de la famille. N’essaie pas de le prouver. C’est inutile.

— Réponds-moi ! Choisis, décide, et dis-moi comment tu as fait pour deviner. Tu peux te servir de n’importe quel test. Prends des échantillons si tu veux pour les faire analyser au labo. Mais dis-moi ce que je suis et ce qui le prouve à l’évidence.

— Tout ce que je sais, c’est que tu es méchante en ce moment, et ça, ça ne fait aucun doute.

— C’est possible. Et même très probable. Mais de quel genre ? Naturel ? Ou artificiel ?

— Oh, merde ! Naturel, évidemment.

— Perdu… Je suis artificielle.

— Arrête de faire l’idiote ! Mets ta chemise de nuit et dormons.

Nous n’avons pas dormi. Je lui ai tout déballé. Quel laboratoire m’avait conçue, la date à laquelle j’avais été libérée de la pseudo-matrice. Ma « naissance », en fait, quoique les EA doivent être « mûris » un peu plus longtemps afin d’accélérer leur développement. Je l’ai obligée à écouter mes souvenirs de la crèche d’un labo de production. (Non, pour être plus exacte et juste : les souvenirs de ma crèche, car il semble qu’elles soient toutes différentes.)

J’ai résumé à Vickie mon existence après la crèche. Un montage de mensonges habiles puisque je ne pouvais trahir les secrets du Patron. Je me suis en fait contentée de répéter ce que j’avais dit depuis longtemps à la famille : que j’étais représentante de commerce d’une organisation à nature confidentielle. Il était inutile pour moi de faire allusion au Patron parce que Anita avait décidé depuis quelques années que j’étais une sorte de déléguée de multinationale, une diplomate qui voyageait toujours dans l’anonymat le plus absolu. Erreur compréhensible que j’encourageais en n’opposant pas la moindre dénégation.

— Marjie, dit enfin Vickie, j’aimerais mieux que tu ne continues pas comme ça… Tous ces mensonges pourraient bien mettre en péril ton âme immortelle.

— Mais je n’ai pas d’âme. C’est ce que tu m’as dit.

— Oh, ça suffit ! Tu es née à Seattle. Ton père était ingénieur en électronique et ta mère pédiatre. Tu les as perdus tous les deux dans le tremblement de terre. Tu nous l’as dit toi-même. Tu nous as montré les photos…

— Ma mère était une éprouvette et mon père un bistouri. Vickie, les « actes de naissance » de plus d’un million d’êtres artificiels ont été « détruits » en même temps que Seattle. Impossible d’avoir un chiffre exact car nul n’est jamais parvenu à corroborer tous ces mensonges. Après ce qui vient de se produire ce mois, des tas de gens semblables à moi seront censés être « nés » à Acapulco. Il faut bien que nous trouvions des issues pour échapper aux persécutions des ignorants et des gens à préjugés.

— Ce qui veut dire que je suis ignorante et bourrée de préjugés !

— Ça veut seulement dire que tu es une très chic fille qui a été gavée de mensonges par ses aînés. Mais je crains que tu ne t’y complaises. Question de pointure.

Je me suis tue alors. Vickie ne m’a pas embrassée et nous avons mis un certain temps à nous endormir.

Le lendemain, nous avons fait semblant, l’une et l’autre, d’oublier cette dispute. Vickie n’a pas fait la moindre allusion à Ellen et je n’ai pas parlé des EA. Mais notre petite évasion-vacances était gâchée. Nous avons fait les courses prévues et repris la navette du soir. Je n’ai pas mis mes menaces à exécution : je n’ai pas appelé Ellen dès notre arrivée à la maison. Oh, non ! je ne l’oubliais pas : j’espérais simplement que la situation pourrait s’améliorer un peu si nous attendions. Mais je suppose que c’était un pur effet de lâcheté.

Au début de la semaine suivante, très tôt un matin, Brian m’invita à l’accompagner pour une visite sur un terrain en cours de cession. Ce fut une longue balade très agréable. Nous avons déjeuné dans une auberge en pleine campagne. La carte indiquait porcelet mais je crois bien que c’était de l’agneau de lait. Sous les arbres, nous avons bu pas mal de chopes de blonde.

Après la tarte aux fruits, Brian m’a dit :

— Tu sais, Marjie, Victoria m’a raconté une histoire vraiment très bizarre…

— Vraiment ?…

— Chérie, crois-moi que je n’y ferais même pas allusion si Vickie n’était pas à ce point perturbée.

— Mais perturbée par quoi, exactement, Brian ? ai-je demandé après une pause.

— Elle dit que tu lui as révélé que tu étais un artefact humain déguisé en être normal. Je suis désolé, mais ce sont exactement ses paroles…

— Oui, je lui ai dit cela. Mais pas dans ces termes.

Je me suis arrêtée là. Sans autre explication. Après quelques secondes, Brian m’a dit doucement :

— Puis-je te demander pourquoi ?

— Brian, Vickie n’arrêtait pas de dire toutes ces stupidités à propos des Tongans et j’essayais désespérément de lui prouver qu’elle était idiote de dire ça, comme tous les autres. Qu’ils étaient dans leur tort mais qu’en même temps ils causaient du tort à Ellen. Et moi, je me fais du souci pour elle. Quand je suis arrivée à la maison, dès le premier jour tu m’as demandé de me taire, et je n’ai rien dit, n’est-ce pas ? Mais je ne peux plus rester comme ça. Brian, qu’est-ce que nous allons faire au sujet d’Ellen ? C’est ta fille autant que la mienne. Nous ne pouvons quand même pas passer sur cette injustice.

— Marjorie, je ne crois pas essentiellement qu’il faille faire quelque chose. Mais je t’en prie, ne changeons pas de sujet. Ce n’est pas ce que je veux. Vickie est très malheureuse et j’aimerais bien régler cette question.

— Je ne change pas de sujet, Brian. Il s’agit de l’injustice dont Ellen est victime et je ne m’en écarte pas. Existe-t-il quelque raison fondamentale pour rejeter son époux ? Je veux dire, une raison autre que n’importe quel préjugé à l’égard des Tongans ?

— Non, pas que je sache… Mais, personnellement, je considère qu’Ellen a été un peu inconséquente en épousant un homme qui n’avait même pas été présenté à la famille. Cela semble prouver qu’elle n’a guère de respect pour tous ceux qui l’ont hébergée et qui l’ont aimée durant toutes ces années.