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— Brian… est-ce que tu ne m’as pas dit une fois que tu avais presque failli avoir un diplôme en biologie avant de te tourner vers le droit ?

— Oui… Mais « presque », c’est un peu exagéré.

— Tu dois donc savoir qu’un être artificiel, biologiquement, ne saurait être distingué à première vue d’un être humain normal. Le fait qu’il lui manque une âme n’est pas évident.

— Ah oui ? Ecoute, chérie, je suis un paroissien, un simple paroissien. L’âme, cela regarde les théologiens. Mais ce n’est certainement pas très difficile de repérer un artefact vivant.

— Je n’ai pas parlé d’« artefact vivant ». C’est un terme qui désigne tout jusqu’aux chiens parlants, tels que lord Nelson. Mais un être artificiel implique strictement une forme et une apparence humaines. Donc, comment t’y prends-tu pour en reconnaître un infailliblement ? C’est en cela que les propos de Vickie sont ridicules. Prends mon cas, par exemple. Tu connais parfaitement mon corps, Brian, je suis heureuse de le dire. Est-ce que je suis un être humain normal ou bien artificiel ?

Il sourit et passa la langue sur ses lèvres.

— Ma douce Marjie, je suis prêt à certifier devant n’importe quel tribunal que tu es humaine à quatre-vingt-dix-neuf pour cent… Le reste étant angélique. Dois-je être plus précis ?

— Connaissant tes goûts, très cher, je ne crois pas que ce soit nécessaire. Merci. Mais sois sérieux, s’il te plaît. Supposons, pour donner un sens à cette discussion, que je sois un être artificiel. Comment un homme qui couche avec moi – comme toi la nuit dernière et pas mal de fois auparavant – peut-il savoir que je suis artificielle ?

— Laisse tomber, Marjie. Ce n’est plus drôle.

(Parfois, les gens m’exaspèrent. Et je ne peux plus les supporter.)

— Je suis un être artificiel.

— Marjorie !

— Tu ne me crois pas ? Il faut que je te le prouve ?

— Arrête ! Arrête immédiatement ! Sinon, je crois bien que je vais te donner une bonne fessée… Écoute-moi, Marj, jamais je n’ai levé la main sur aucune de mes femmes, mais cette fois-ci, je crois bien que tu mériterais une bonne correction…

— Vraiment ? Bon : tu vois ce petit morceau de tarte que tu as laissé dans ton assiette ? Eh bien, je vais le prendre. Mets les mains sur ton assiette et essaie de m’en empêcher.

— Ne sois pas idiote !

— Fais ce que je te dis. Tu ne peux pas aller assez vite pour m’empêcher de le prendre.

Nous nous sommes regardés droit dans les yeux. Brusquement, il a croisé les mains. Et moi, je suis passée en surpropulsion automatique, j’ai pris ma fourchette, j’ai piqué le morceau de tarte entre ses deux mains qui se refermaient. Mais j’ai quand même interrompu la surpropulsion à l’instant où la tarte entrait dans ma bouche.

(Cette cuillère en plastique à laquelle j’avais eu droit dans la crèche… ce n’était pas de la discrimination raciale. Tout simplement, lorsque je m’étais servie d’une fourchette pour la première fois, je m’étais blessée parce que je n’avais pas encore appris à ralentir mes mouvements par rapport aux êtres non améliorés.)

L’expression qui apparut alors sur le visage de Brian était indescriptible.

— Est-ce que ça suffit comme ça ? ai-je demandé. Non, probablement pas. Alors, chéri, si tu le veux bien, nous allons nous offrir un petit bras de fer.

Je lui ai présenté ma main droite.

Brian n’a hésité qu’une seconde. Je lui ai laissé tout le temps de contrôler sa prise, puis j’ai commencé.

— Je ne veux pas te faire de mal, chéri, lui ai-je dit. Préviens-moi et j’arrêterai.

Brian n’est pas du genre sensible et j’étais vraiment sur le point d’abandonner de crainte de lui briser quelques os quand il m’a dit :

— Ça va !

J’ai instantanément cessé et je me suis mise à lui masser doucement la main.

— Écoute-moi, chéri, lui ai-je dit, je ne voulais pas te faire mal, seulement te prouver que je disais la vérité. D’ordinaire, je prends garde à ne pas montrer ma force et encore moins mes réflexes. Mais j’en ai besoin dans ma profession. Je veux dire que ma rapidité et ma force m’ont sauvé la vie dans bien des occasions. Mais je ne les emploie que lorsque j’y suis obligée. Est-ce que tu as besoin d’une autre preuve ? Bien sûr, j’ai été améliorée dans d’autres domaines, mais il est toujours plus facile de démontrer sa force et la rapidité de ses réflexes…

— Je crois qu’il est temps de rentrer, a dit Brian.

Sur le chemin du retour, nous n’avons échangé qu’une dizaine de mots. J’adore les voyages en fiacre et les équipages de chevaux. Mais je crois bien que ce jour-là j’aurais préféré quelque chose de bruyant, mécanique et rapide, surtout !

Dans les quelques jours qui suivirent, Brian m’évita. Je ne le voyais plus qu’à la table du dîner. Un matin, Anita me dit :

— Marjorie, ma chérie, je vais faire quelques courses en ville. Tu veux m’accompagner ?

Bien sûr, j’ai dit oui.

Elle s’arrêta plusieurs fois dans le quartier de Gloucester Street et de Durham. Elle n’avait jamais besoin de moi. J’en conclus qu’elle avait seulement eu envie que quelqu’un l’accompagne et je trouvais cela plutôt sympathique. Les promenades avec Anita étaient d’ailleurs agréables dès l’instant qu’on ne s’opposait pas à ses décisions.

Après cela, nous avons suivi Cambridge Terrace jusqu’au bord de l’Avon avant de gagner Hagley Parle et les jardins botaniques. Anita s’est trouvé une place au soleil d’où elle pouvait observer les oiseaux et elle s’est mise à son tricot. Pendant un très long moment, nous n’avons pas dit un mot. Nous étions peut-être là depuis une demi-heure quand son téléphone a sonné. Elle l’a extrait de son panier de tricot et a porté le bouton récepteur à son oreille.

— Oui ?… Oui, merci. C’est tout.

Elle a raccroché sans même me dire qui l’avait appelée. Privilège de rang. Mais elle m’a quand même posé une première question :

— Dis-moi, Marjorie, est-ce que tu éprouves quelquefois du regret ? Ou bien un sentiment de culpabilité ?

— Oui, parfois… Pourquoi ?

Je cherchais vainement dans mes souvenirs quelque occasion où j’aurais pu blesser Anita.

— Mais tu n’as pas cessé de nous tromper, de nous trahir…

— Quoi ?

— Ne fais pas l’innocente. Je n’ai encore jamais eu l’occasion d’affronter une créature qui ne relevait pas des lois du Seigneur… Et je ne suis pas sûre que les concepts de culpabilité ou de péché te soient accessibles. Mais je suppose que cela n’a plus aucune importance, à présent que tu es démasquée. La famille exige l’annulation immédiate. Brian va consulter Mr. Justice Ridgley aujourd’hui même.

— Mais sur quelle base ? ai-je demandé, très roide. Je n’ai commis aucun forfait.

— Mais si. Tu as oublié que, selon la loi, un non-humain ne peut contracter un mariage avec des êtres humains.

8

Une heure plus tard, j’ai pris la navette d’Auckland et eu le temps de réfléchir à mon coup de folie.

Durant près de trois mois, depuis le soir où j’avais eu cette discussion avec le Patron, pour la première fois je m’étais sentie « à l’aise » dans mon identité humaine. Il m’avait dit que j’étais « aussi humaine qu’Ève » et que je pouvais très bien dire à n’importe qui que j’étais un EA du moment que personne ne me croirait.

Le Patron n’était pas loin d’avoir raison. Mais il avait compté sans mes efforts désespérés pour prouver que je n’étais pas « humaine » selon la loi néo-zélandaise.