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Le 17 de Locksley Parade correspondait à un immeuble récent à double sécurité. De l’entrée jusqu’à l’appartement de Ian, j’eus l’impression d’être bouclée dans un astronef. Betty m’accueillit en me serrant dans ses bras et en m’embrassant, et je me dis qu’elle avait dû boire un peu. Quant à mon gentil loup, il m’embrassa lui aussi, mais à l’évidence il n’avait pas bu, lui, et espérait fermement me glisser dans son lit sous peu. Il ne me posa pas la moindre question à propos de mes maris et je ne dis rien de ma famille, mon ex-famille. Entre Ian et moi, cela se passait plutôt bien car nous savions l’un et l’autre interpréter les signaux correctement.

Tandis que Ian et moi avions cette discussion silencieuse, Betty a quitté la pièce pour revenir bientôt avec un lava-lava rouge.

— C’est l’heure du thé, a-t-elle annoncé solennellement mais avec un tout petit rot. Alors, ma chérie, tu quittes tes jolis vêtements de ville et tu me passes ça…

C’était son idée ou bien celle de Ian ? Non, sans doute la sienne, ai-je tranché après quelques secondes.

L’obsession sexuelle de Ian était aussi évidente qu’un direct en pleine mâchoire mais il était plutôt strict dans ses façons. Ce qui n’était pas le cas de Betty, absolument dévergondée. Ce qui ne me défrisait pas, puisque, pour le moment, cela allait dans mon sens. Après tout, je le pense vraiment, des pieds nus sont tout aussi provocants que des seins nus. Et une fille en lava-lava est bien plus excitante qu’une fille absolument nue. Je sentais que la soirée allait me plaire et je faisais confiance à Ian pour échapper au chaperonnage de sa sœur le moment venu. Si cela était vraiment nécessaire. Parce qu’il me semblait bien possible que Betty tienne à participer. Et je n’avais rien contre.

Je me suis défoncée.

Si j’ai été bonne ou pas, impossible de le savoir vraiment mais, en tout cas, je me suis réveillée dans un lit avec un homme qui n’était pas Ian Tormey.

Je suis restée allongée pendant quelques minutes à le regarder ronfler pendant que j’essayais de retrouver quelques traces de souvenirs dans les brumes du gin. Il me semble par principe que toute femme doit être présentée au monsieur avec qui elle va passer la nuit. Est-ce que ç’avait été le cas ? Est-ce que nous nous étions vraiment rencontrés avant de passer à l’acte ?

Cela me revint par petits fragments. Pr Federico Farnese, que l’on appelait tantôt « Freddie » tantôt « Chubbie ». Le mari de Betty, et par conséquent le beau-frère de Ian. J’avais retrouvé un souvenir très fugace de lui, quelque part dans la soirée, mais à présent (c’est-à-dire ce matin) je n’arrivais pas à comprendre comment il avait pu se retrouver là et j’ignorais à quel moment il avait surgi…

Au fur et à mesure que je remettais ces petits bouts de mémoire en place, j’étais de moins en moins surprise d’avoir (apparemment) passé la nuit avec lui. Il faut bien dire que, dans l’état où j’étais la veille au soir, tous les hommes auraient pu y passer. Mais il y avait un détail qui me chiffonnait : est-ce que j’avais désobligé mon cher hôte en me portant vers un concurrent ? Vraiment, Vendredi, ce n’est ni poli ni élégant…

J’ai creusé un peu plus. Non, je n’avais pas tourné le dos à Ian. Pour mon plus grand plaisir. Et pour celui de Ian, si je pouvais me fier à ses commentaires. Donc, je n’avais fait que me plier à sa demande. Par conséquent, je n’avais nullement désobligé mon hôte et lui, de son côté, avait tout fait pour me plaire et pour me faire oublier de quelle manière j’avais été flouée, puis balancée par toute cette bande de racistes qui entourait Anita.

Mon compagnon avait donc profité de son arrivée tardive. Oui, cela me revenait. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une femme en état de déséquilibre émotionnel ait besoin d’un peu plus que ce qu’un homme peut lui donner. Mais je ne parvenais pas à me souvenir de quelle façon le marché avait été conclu. De la main à la main, comme ça ? Allons, allons, Vendredi ! Arrête de fouiner… Un EA ne peut éprouver d’empathie à l’égard des tabous de copulation des humains vrais. Il ne peut même pas les comprendre. Pourtant, lors de mon éducation de putain, j’avais consciencieusement mémorisé toutes les figures possibles et je savais que ce qui s’était passé cette nuit figurait au plus haut du tableau des interdits.

Je me suis donc décidée à ne même plus y penser.

Freddie s’est arrêté de ronfler et a ouvert les yeux. Il a bâillé, il s’est étiré, puis son regard s’est fixé sur moi et il a eu un instant une expression intriguée avant de sourire et de m’ouvrir les bras. Je n’ai pas refusé l’invitation, mais Ian est entré au même instant.

— Bonjour, Marj ! Freddie, je suis désolé de t’interrompre mais il y a un taxi qui attend. Il faut que Marj s’habille sans perdre de temps. On part tout de suite.

Freddie ne m’a pas lâchée pour autant. Il a gloussé de rire avant de réciter :

Ce matin quand j’ai ouvert les yeux, J’ai vu un oiseau perché sur une branche. Il m’a dit : « Debout, gros paresseux ! Ça n’est pas tous les jours dimanche ! »

— Commandant, votre respect du devoir et l’attention que vous portez à vos invités sont tout à votre honneur. A quelle heure devez-vous être rendu sur les lieux ? Dans moins de deux heures ? Et vous êtes censé décoller quand le soleil de midi brillera sur le clocher ? Non ?

— Oui, mais…

— D’où je conclus qu’Helen – ton nom est bien Helen, n’est-ce pas ? – sera dans les normes si elle se présente à la porte d’embarquement trente minutes auparavant. Et je m’en porte garant.

— Fred, je ne voudrais pas avoir l’air d’un emmerdeur mais il faut bien une heure pour trouver un taxi dans le coin, tu le sais. Et j’en ai un sous la main.

— A qui le dis-tu ! On dirait que les taxis ne veulent pas de nous. Ou bien leurs chevaux ont peur de notre bonne vieille colline. C’est justement pour ça, mon cher beau-frère, que j’ai loué un équipage hier au soir. Ça m’a coûté une bourse pleine d’or, vois-tu. En ce moment même, ma fidèle Rossinante se trouve dans les écuries de notre propriétaire où elle reprend quelque force en croquant du maïs. Sur mon appel, et moyennant quelques ducats, notre cher ami se hâtera de harnacher la bonne vieille bête et de la conduire devant l’entrée avec promptitude. Ce qui me mettra en mesure de déposer Helen à la porte fatidique dans le délai de trente et une minutes. A cet effet, je te supplie de profiter encore de cette chair si chère à ton cœur.

— Au tien, tu veux dire.

— Je sais ce que je dis.

— Eh bien… Marj ?

— Ian ? Tout va bien ? Je n’ai pas exactement envie de sauter du lit comme ça. Mais je ne veux pas non plus manquer ce vol.

— Tu ne le manqueras pas. On peut compter sur Freddie, même s’il n’en a pas l’air. Mais essaie de partir vers onze heures. Même à pied, tu arriveras à temps. Je peux faire maintenir ta réservation après le check-in. Un commandant a certains privilèges. Bon ! (Ian jeta un coup d’œil à sa montre.) Reprenez ce que vous étiez en train de faire. A tout à l’heure !

— Eh ! tu ne m’embrasses pas ?

— Pourquoi ? On se retrouve au vaisseau. Et tu sais que nous avons rendez-vous à Winnipeg de toute façon.

— Embrasse-moi, bon sang ! Ou je manque le vol !

— Alors, tu ferais mieux de te sortir des pattes de ce vilain Romain crasseux. Et ne tache pas mon bel uniforme !

— Surtout, ne prends pas de risques, mon petit vieux ! a lancé Freddie. Je vais l’embrasser pour toi.

Ian a consenti à se pencher et il m’a embrassée très tendrement avant de déposer un petit baiser amical sur le début de tonsure du crâne de Freddie.