— Merci, ai-je répondu, et à la tienne, mon cher époux[10].
C’était du cidre, en fait. Pétillant et glacé. Je n’avais pas la moindre intention de reprendre un mari, mais Georges ferait très bien l’affaire aux yeux de tout le monde. Janet me l’avait simplement prêté, et ça, je ne devais pas l’oublier.
La minute d’après, nos « breakfasts » arrivaient : jus de pomme de Yakima glacé ; fraises de la Vallée Impériale avec de la crème ; deux steaks saignants et tendres comme l’amour, avec deux œufs à cheval ; des gaufres chaudes, avec du beurre de Sequim, du miel de sauge et de trèfle ; et deux grands bols de café.
Le tout à volonté. On nous proposa même de nous servir d’autres steaks avec des œufs.
La façon dont nous étions installés et le bruit ambiant ne facilitaient pas la conversation. Derrière le bar, il y avait un écran d’annonces. Chacune des annonces apparaissait le temps d’une lecture rapide mais elle était reproduite sur chacun des terminaux individuels. Tout en mangeant, je me mis à lire distraitement :
Le Vaisseau libre JackPotrecrute un nouvel équipage sur le marché du travail de Las Vegas.
Prime pour les vétérans.
Une publicité pour un vaisseau pirate ? Crûment, comme ça ? Même dans l’Etat libre de Vegas… Difficile à croire, mais vrai pourtant.
La même fumée que Jésus !
les sticks des anges
garantis non carcinomiques
Ce n’est pas le cancer qui m’inquiète, mais la nicotine, pas plus que la drogue, n’est pour moi. Une fille doit garder bonne haleine.
Dieu
vous attend à l’appartement 1208,
Lewis Clark Towers.
N’attendez pas qu’Il vienne vous chercher.
Vous n’aimeriez pas ça.
Je n’aimais pas ça de toute façon.
Vous vous ennuyez ?
Nous allons déposer un groupe de pionniers sur une planète vierge de type T-13. Taux de sexe garanti 50-40-10, plus ou moins 2 %. Age moyen 32, plus ou moins 1 an. Pas de tests physiques. Aucune contribution. Aucun secours.
Corporation pour l’Expansion
Département de la Démographie et de l’Ecologie
Luna City gpo Box demo
Ou composer Tycho 800-2300
Celle-là, je l’ai rappelée pour la relire. Qu’est-ce que l’on pouvait éprouver en affrontant un monde nouveau avec des camarades ? Tous ensemble ? Des gens qui n’avaient aucun moyen de connaître mes origines. Ou qui n’y attacheraient pas la moindre importance. Nos différences physiques pouvaient même les amener à me respecter, plutôt que de me considérer comme un monstre. Pour autant que je ne les menacerais pas…
— Georges, regarde ça, veux-tu ?
— Eh bien ?
— Ça pourrait être drôle, non ?
— Mais non, Marjorie. Dans le groupe T, au-delà de l’indice 8, il faut une prime exceptionnelle, un équipement absolument parfait et des pionniers surentraînés. Avec 13, ils ne t’offrent qu’un moyen de suicide un peu plus exotique que les autres, c’est tout.
— Oh…
— Lis plutôt ça.
W.K. – Fais ton testament – Tu n’as plus qu’une semaine à vivre.
— Georges, c’est vraiment une menace dirigée contre ce W.K. ? Ils annoncent qu’ils vont le tuer, comme ça, en public ? Alors qu’on peut retrouver la piste ?
— Je ne sais pas. Et il n’est peut-être pas aussi facile que ça de retrouver la piste d’une annonce. Je me demande ce que ce sera demain ? Six jours ? Est-ce que ce W.K. attend tranquillement la fin ? A moins que ce ne soit une sorte de campagne de publicité…
— Impossible de le savoir. (Je comparais l’annonce avec la situation dans laquelle nous étions.) Georges, est-ce qu’il est possible que toutes ces menaces diffusées sur tous les canaux fassent partie d’un énorme canular très compliqué ?
— Tu oserais suggérer que personne n’a été tué et que toutes ces informations étaient fausses ?
— Euh… je ne suggère rien de particulier.
— En un sens, Marjorie, oui, c’est un énorme coup monté, puisque trois groupes différents revendiquent ces actions. Deux d’entre eux, donc, trompent le monde entier. Mais je ne pense pas que les assassinats soient un canular. C’est comme pour les bulles de savon : un canular a des limites. Que ce soit dans le temps ou dans le nombre de gens impliqués. Non, c’est trop gros, trop étendu. D’ailleurs, les démentis seraient déjà arrivés. Encore un peu de café ?
— Non, merci.
— Autre chose ?
— Non, rien, vraiment. Un seul gâteau avec du miel et je crois que je vais éclater.
De l’extérieur, c’était une simple porte de chambre d’hôtel : 2100. En entrant, je me suis écriée :
— Georges ! Mais pourquoi ?
— Une jeune mariée a droit à un appartement de jeune mariée.
— C’est merveilleux. Splendide. Tu n’aurais pas dû faire cette folie. Tu as déjà réussi à transformer un triste voyage en partie de pique-nique. Mais si tu avais l’intention de me considérer comme une jeune mariée ce soir, il fallait éviter de m’offrir ce repas. Je suis toute gonflée mais pas brûlante.
— Mais si, tu l’es.
— Georges ! Ne joue pas avec moi. Tu sais qui je suis depuis que j’ai tué Dickey.
— Je sais que tu es une jolie fille courageuse.
— Tu sais parfaitement ce que je veux dire. Tu es dans la profession. Tu m’as identifiée sur l’instant.
— Tu as été améliorée, oui, je sais. Je t’ai vue à l’œuvre.
— Alors, tu sais ce que je suis. Je l’avoue. J’ai appris depuis des années à ne pas le révéler, mais ce salaud n’aurait pas dû braquer son arme sur Janet !
— Non, il n’aurait pas dû faire ça. Et je te serai toujours reconnaissant de ce que tu as fait.
— Tu es sincère ? Ian pense que je n’aurais pas dû le tuer.
— La première réaction de Ian est toujours conventionnelle. Et puis, il réfléchit. Ian est un pilote naturel. Il pense avant tout avec ses muscles. Mais, Marjorie…
— Je ne m’appelle pas Marjorie.
— Hein ?
— Tu peux m’appeler par mon vrai nom. Mon nom de crèche, je veux dire. C’est Vendredi. Et c’est le seul nom que je porte, bien entendu. Quand j’en ai besoin, j’utilise un des surnoms de crèche. D’habitude, c’est Jones. Mais Vendredi est mon vrai nom.
— Et c’est comme ça que tu veux que l’on t’appelle ?
— Oui, je le pense. C’est comme ça qu’on m’appelle quand je n’ai pas besoin de me cacher. Quand je suis avec des gens en qui je peux avoir confiance. Et je crois que je ferais aussi bien de te faire confiance, non ?
— J’en serais flatté. Et je ferai en sorte de mériter ta confiance. Je te dois tellement plus.
— Comment cela, Georges ?
— Je pensais que c’était évident. Quand j’ai vu ce que faisait Mel Dickey, j’ai décidé de me rendre immédiatement plutôt que de faire courir un danger aux autres. Quand il a menacé Janet avec son brûleur, je me suis juré de le tuer à la première occasion. (Georges sourit.) Je ne m’étais pas plutôt dit ça que tu as surgi comme l’ange de la vengeance. Voilà ce que je te dois.