— Mais je ne veux pas plus vivre à tes crochets qu’à ceux de Janet ! Ecoute : quand nous serons à San José, nous essaierons d’utiliser ma carte. Si ça ne marche pas, d’accord, je suis prête à accepter ta proposition. Et je te réexpédierai l’argent dès que je serai là-bas.
(A moins que Georges ne fût prêt à jouer avec la carte du lieutenant Dickey pour moi ?… C’est toujours très difficile pour une femme de se procurer du liquide avec la carte d’un homme. Payer avec une carte, c’est une chose. Essayer de se procurer du liquide, c’est tout à fait différent.)
— Mais pourquoi parles-tu de me rembourser ? Ne suis-je donc pas ton débiteur ? Pour l’éternité ?
J’ai décidé de jouer les idiotes.
— Tu crois vraiment me devoir quelque chose ? Pour ce qui s’est passé la nuit dernière ?
— Oui. Tu étais parfaite. Je veux dire, adéquate.
— Quoi ?
Sans sourire, il ajouta :
— Tu préférerais peut-être que je dise inadéquate ?
— Georges, ai-je dit très lentement, sur le point d’étouffer, je vais t’emmener au lit et je te tuerai, très, très doucement. Je te briserai en trois morceaux. Adéquate !
Cette fois, il a souri. Et il a commencé à se déshabiller.
— Ah, non ! Arrête ! Embrasse-moi, plutôt. Ensuite, nous filerons sur San José.In a dequate !
Il nous fallut presque aussi longtemps pour rallier San José qu’il nous en avait fallu pour aller de Winnipeg à Vancouver, mais cette fois nous étions assis. Nous avons émergé du sol à quatorze heures quinze et j’ai regardé le paysage avec intérêt. Je n’avais jamais encore vu la capitale de la Confédération.
La première chose qui m’a frappée, c’est le nombre de véhicules énergétiques autorisés en circulation. Il y en avait partout. La plupart étaient des taxis. J’ai eu le sentiment d’observer des centaines de puces. Jamais encore je n’avais vu une ville à ce point infestée par les machines volantes. C’était comme les bicyclettes à Canton. Toutes les rues étaient encombrées et il y avait des pistes roulantes de tous les côtés.
Ce qui m’a le plus impressionnée ensuite, je crois que c’est le sentiment que San José n’était pas vraiment une ville. Et cette vieille description a pris soudain pour moi tout son sens : « Un millier de villages en quête d’une ville. » L’existence de San José ne semblait avoir d’autre justification que la politique. Mais la Californie a toujours vécu sur la politique, plus que n’importe quel autre pays. C’est la démocratie sans complexes dans toute son impudence.
Bien sûr, on trouve la démocratie un peu partout, et même la Nouvelle-Zélande en est une forme atténuée. Mais ce n’est qu’en Californie que vous trouverez la vraie, la pure, la dure démocratie. Dès qu’un citoyen est assez grand pour tenir un bulletin, il a le droit de vote, et il ne le perd qu’après sa crémation dûment certifiée.
Mais on trouve la démocratie sous tant de formes. Les Canadiens britanniques, par exemple, la préfèrent diluée. On peut donc dire que les Californiens, eux, sont constamment ivres à force de consommer la démocratie à pleins verres, sans eau ni glaçons. On estime qu’il se déroule au moins une élection par mois dans cette bienheureuse contrée. Je pense que les Californiens peuvent se le permettre. Ils bénéficient d’un climat agréable, et ce du Canada au royaume du Mexique, et l’agriculture y est une de plus riches de la Terre. Le deuxième sport le plus populaire, le sexe, y est pratiquement gratuit et aussi facilement disponible que la marijuana. Ce qui laisse suffisamment de temps et d’énergie aux Californiens pour leur sport numéro un : la politique et les bavardages à propos de la politique.
Ils élisent tout et n’importe qui : du petit parasite responsable de district au chef de la Confédération lui-même (le Chef). Mais ils peuvent les déboulonner tout aussi vite et bien. Le Chef, par exemple, est censé gouverner pour six ans. Mais, parmi les neuf derniers, il n’y en a eu que deux qui aient duré le temps de leur mandat. Les autres ont été démis, à l’exception d’un seul qui a fini lynché. Dans la plupart des cas, un fonctionnaire au pouvoir ne résiste pas à la première pétition.
Mais il ne faudrait pas croire que les Californiens se contentent d’élire, de désavouer ou de lyncher leurs gouvernants. Ils sont également capables de légiférer directement et, à chaque élection, les bulletins de vote proposent plus de lois que de candidats.
Vox populi, vox Dei. Personnellement, je trouve cela très bien. En principe, tout le monde s’y retrouve, si l’on excepte quelques esprits chagrins. Et, de plus, ça ne coûte rien.
Aux environs de quinze heures, nous avons traversé la National Plaza, en face du palais du Chef, en direction du quartier général de la MasterCard.
Georges était en train de m’expliquer qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce que nous nous arrêtions à un Burger King pour un lunch rapide. A son avis, le giant, confectionné avec un ersatz de filet de bœuf et une boisson au chocolat calcaire, à base de craie, d’ailleurs, représentait l’essentiel de l’apport de la Californie à la cuisine internationale.
Cela m’a donné quelques haut-le-cœur et j’ai approuvé en silence. A cet instant, une vingtaine de personnes venaient d’apparaître en haut des marches du palais et Georges se portait sur le côté pour éviter de les rencontrer. C’est alors que j’ai remarqué le petit homme coiffé de plumes d’aigle, au milieu du groupe. Ce visage avait été photographié tant de fois. J’ai immédiatement arrêté Georges.
Et j’ai surpris quelque chose à l’extrême limite de mon champ visuel. Une silhouette qui venait de se matérialiser derrière une colonne, tout en haut des marches.
Immédiatement, quelque chose s’est déclenché en moi. J’ai bondi vers l’escalier, renversé le Chef en bousculant pas mal de monde autour de lui avant de me propulser vers cette colonne, tout en haut des marches.
Je n’ai pas tué l’homme qui était là. Je lui ai simplement brisé le bras qui tenait l’arme avant de le neutraliser d’un coup de pied parce qu’il tentait de s’échapper. Je n’avais aucune raison d’agir aussi rapidement que je l’avais fait la veille. Ayant mis hors de danger l’excellente cible que constituait le chef de la Confédération (quelle idée de porter une coiffe de plumes !), j’avais eu quelques fractions de seconde pour me dire que l’assassin devait être capturé vivant parce qu’il pouvait peut-être nous fournir des indices sur ces séries de meurtres.
Mais mes réflexions s’arrêtèrent là parce que deux policiers venaient de me bloquer les bras. Aussitôt, j’ai songé au mépris du Patron ; une arrestation en public ! J’ai songé brièvement à leur échapper et à disparaître. Ce qui n’était pas impossible : l’un des policiers faisait de l’hypertension et l’autre, plus âgé, portait d’énormes lunettes.
Trop tard. En passant en survitesse, j’étais certaine de leur échapper, bien entendu. En moins de deux secondes, je me perdrais dans la foule. Mais ces deux gros crétins étaient capables de griller une dizaine de personnes en essayant de m’arrêter. Non, ce n’était pas du travail de pro ! Pourquoi ces gardiens ne protégeaient-ils pas leur chef au lieu de s’en prendre à moi ? Ou plutôt de me laisser leur travail ! Un tireur planqué derrière une colonne ? Grands dieux ! On n’avait pas connu ça depuis l’assassinat de Huey Long.