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— Est-ce exact ?

Morrie admit que oui, c’était bien lui qui avait fait ça mais qu’il avait pensé que, puisque le Chef le lui avait ordonné, il devait exécuter ses ordres, tout en pensant que…

— Vous n’êtes pas censé penser, déclara Tumbril. Nous en reparlerons plus tard. Et pourquoi la laissez-vous debout ? Offrez-lui un siège ! Est-ce qu’il faut donc que je me charge de tout ici ?

Quand je fus assise, le Chef se tourna vers Georges.

— Hier, vous vous êtes montré brave. Oui, monsieur, vous avez accompli un Acte Héroïque. La Grande Nation californienne est fière de pouvoir compter des Fils de votre valeur en son sein. Quel est donc votre nom ?

Georges se présenta.

— Payroll ! s’exclama le Chef. Quel Glorieux Nom Californien ! L’un de ceux qui brillent sans nul doute au fronton de notre Glorieuse Histoire ! Parmi ceux des vaillants Rancheros qui nous ont libérés du joug de l’Espagne, jusqu’aux Courageux Patriotes qui nous ont débarrassés de l’emprise de Wall Street. Georges, vous permettez que je vous appelle Georges ?

— Bien volontiers.

— Vous pouvez m’appeler « Cri de Guerre ». C’est le titre le plus Glorieux de notre Nation, Georges. Nous sommes tous égaux.

— Les êtres artificiels aussi ? ai-je demandé brusquement.

— Pardon ?

— Je vous demande si les êtres artificiels ont les mêmes droits… ceux que l’on fabrique à Berkeley et Davis. Est-ce que vous les considérez comme vos égaux ?

— Hmm… Ma jeune amie, vous ne devriez pas interrompre vos chefs lorsqu’ils parlent. Mais je vais répondre à votre question. Comment la Démocratie Humaine pourrait-elle étendre ses bienfaits à des créatures qui ne sont pas humaines ? Est-ce que vous accorderiez le droit de vote aux chats ? Ou à une Ford VEA ? Dites-le-moi.

— Non, mais…

— Voilà. Nous sommes tous égaux et nous avons tous le droit de vote. Mais il faut bien une limite. Non, taisez-vous, ne m’interrompez pas encore. Vos supérieurs doivent s’exprimer. Georges, ce que vous avez fait aujourd’hui relève des Grandes Traditions d’Héroïsme de l’Immense Confédération californienne. Je suis Fier de Vous ! Même si ce fou ne menaçait pas vraiment mon existence, à vrai dire…

Il se leva, quitta son bureau et se mit à marcher de long en large, les mains croisées derrière le dos. Et je compris pourquoi il m’avait paru plus grand qu’à l’extérieur. Il y avait une sorte de petite estrade derrière son bureau, ou bien les pieds de son fauteuil étaient surélevés. En tout cas, à l’état de nature, il m’arrivait à peine à l’épaule. Il se mit à soliloquer, comme s’il réfléchissait à voix haute.

— Georges, vous savez, il y a toujours une place parmi mes collaborateurs pour des gens de votre trempe. Qui sait ? Il se pourrait bien qu’un jour vous me sauviez d’un véritable attentat. Un criminel étranger, un agitateur pourrait tenter de m’assassiner. Mais je sais que je n’ai rien à craindre, évidemment, des Fidèles Patriotes de notre cher Pays. Ils ont une grande vénération pour moi depuis que j’ai agi en leur faveur lorsque j’occupais l’Octagone. Mais il y a de nombreux pays qui sont jaloux de nous, qui envient notre Richesse, notre Liberté, notre Démocratie, notre mode de vie. Souvent, leur violence se déchaîne contre nous.

Un instant, il demeura immobile et silencieux, la tête penchée, comme s’il priait.

— L’un des Prix à payer pour avoir le Privilège de servir, reprit-il sur un ton solennel. Mais, en toute Humilité, on doit le payer avec Joie et Ferveur. Georges, dites-moi : si vous étiez amené à faire l’Ultime Sacrifice, si le Chef du Gouvernement exécutif de ce magnifique pays vous le demandait, le feriez-vous sans hésiter ?

— Ça me paraît très improbable, dit Georges.

— Hein ? Comment ?

— Ma foi, quand je vote – et ce n’est pas très souvent –, je vote réunionniste. Mais l’actuel Premier ministre est revanchiste. Je doute qu’il m’accepte.

— Mais de quoi parlez-vous donc ?

— Je suis québécois, monsieur le Chef d’Etat. Je viens de Montréal[13].

16

Cinq minutes après, nous nous retrouvions dans la rue. Durant quelques instants particulièrement tendus, nous nous étions attendus à nous retrouver pendus, fusillés ou bouclés à jamais dans un cachot pour le seul crime de n’être pas californiens. Mais la raison avait prévalu. « Cri de Guerre » avait écouté son conseiller qui lui avait fait valoir qu’il était plus sûr de nous libérer que de se lancer dans un procès. Même si le consul général du Québec se montrait compréhensif, acheter tout son service risquait d’être affreusement ruineux.

C’est à peu près en ces termes qu’il fit valoir son point de vue. Il ignorait que je l’écoutais, bien évidemment. Je n’avais même pas révélé ma superouïe à Georges. Le conseiller ajouta quelque chose à propos des ennuis qu’ils avaient eus avec tous les métèques de la population quand cette petite Mexicaine, vous vous souvenez ? avait tout raconté. Non, on ne peut pas se permettre un autre scandale du même genre. Il faut faire attention, Chef, ils vous tiennent.

Finalement, nous nous sommes retrouvés dans les bureaux de la MasterCard quarante-cinq minutes plus tard que prévu… et nous avons passé encore dix bonnes minutes à nous débarrasser de nos fausses apparences dans les toilettes de la California Commercial Crédit Bank. L’endroit était toujours régi par la démocratie et la non-discrimination, mais il n’y avait rien à payer, les lieux étaient pourvus de portes, et les hommes et les femmes avaient chacun leur côté. Ils ne partageaient que les lavabos placés au centre ainsi que les miroirs, mais avaient tendance à rester séparés. J’ai été élevée à la crèche et je n’ai rien contre la promiscuité sanitaire, mais j’ai remarqué qu’hommes et femmes profitent de la moindre occasion pour pratiquer la ségrégation.

Sans rouge à lèvres, Georges était quand même beaucoup mieux. Il s’était également rincé les cheveux et je lui avais repris mon écharpe criarde.

— Je crois que c’était stupide de nous déguiser ainsi, dit-il.

J’ai jeté un coup d’œil autour de nous. Il n’y avait personne à proximité et le bruit de l’air conditionné et de l’eau couvrait notre conversation.

— Ce n’est pas mon opinion, Georges. Je crois même qu’en six semaines on pourrait faire un pro de toi.

— De quel genre ?

— Euh… le style Pinkerton, peut-être… Ou bien un… Mais nous en reparlerons. (Quelqu’un venait d’entrer.) En tout cas, ça nous a rapporté deux billets de loterie.

— C’est vrai. Et quand a lieu le tirage ?

J’ai jeté un coup d’œil sur mon billet.

— Eh ! c’est aujourd’hui ! Cet après-midi. A moins que je n’aie perdu la notion du temps.

— Exact, a dit Georges en examinant son billet. C’est bien aujourd’hui. D’ici à une heure, il faudrait que nous trouvions un terminal.

— Inutile. Je ne gagne pas aux cartes, ni aux dés, et encore moins à la loterie. Même quand j’achète des bubble-gums, il n’y a jamais de tickets gagnants »

— Ma jolie Cassandre, nous allons quand même nous trouver un terminal. Et regarder.

— D’accord. Ton tirage est pour quand, exactement ?

Nous nous sommes penchés ensemble sur son billet.

— Eh ! mais c’est à la même heure ! me suis-je exclamée. C’est peut-être une raison pour regarder, c’est vrai.

— Vendredi, tu as vu ça ?

Il frottait son pouce sur le billet. Les lettres n’avaient pas changé mais le numéro de série commençait bel et bien à s’effacer.

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13

En français dans le texte. (N.d.T.)