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Elle n’a pas dit un mot, n’a pas fait un geste. Elle avait le regard fixé sur les billets.

J’ai sorti une autre coupure de dix et je l’ai placée sur la liasse, très proprement. J’ai attendu.

Elle avait maintenant les narines dilatées mais elle ne faisait plus mine de prendre l’argent. Après un autre instant, j’ai ajouté un septième billet de dix.

— Planquez ça ou donnez-le-moi, a-t-elle dit d’une voix rauque. N’importe qui pourrait entrer.

J’ai ramassé la liasse et je la lui ai donnée. Elle l’a fait disparaître rapidement.

— Merci. Oui, nous allons remonter jusqu’à Saint Louis.

— Et vous allez vous battre contre qui ?

— Eh bien… si jamais vous le répétez, non seulement je nierai avoir dit quoi que ce soit, mais je vous arracherai le cœur et je le jetterai aux poissons-chats. Nous n’aurons peut-être pas à nous battre. Nous ne participerons peut-être même pas à un conflit. Nous allons tous servir de gardes du corps au nouveau président. Le tout dernier, je devrais dire. Il vient à peine d’être nommé.

(Le jackpot !)

— Ça, c’est intéressant… Mais pourquoi tous les autres bureaux font-ils la même chose ? Je veux dire, on recrute tout le monde ? Rien que pour la garde du nouveau président ?

— Ça, j’aimerais le savoir. Sincèrement.

— Je ferais peut-être bien d’essayer de le découvrir. Combien de temps reste-t-il ? Pour quand est l’appareillage ? A moins que nous ne naviguions pas… Il se pourrait que votre colonel Rachel dispose de VEA, après tout…

— Bon Dieu ! Vous voulez connaître combien de secrets pour quelques foutues malheureuses étoiles ?

J’ai réfléchi sérieusement. Ça ne me faisait rien de dépenser de l’argent, mais je voulais être certaine de ce que j’achetais. Si des troupes remontaient le fleuve, il n’y aurait aucun passage de contrebande cette semaine. Donc, il fallait bien que je profite de l’occasion.

Mais pas en tant qu’officier ! J’avais parlé trop vite. J’ai sorti deux autres billets et j’ai demandé :

— Sergent, est-ce que vous allez faire partie de l’expédition ?

— Je ne voudrais pas manquer ça, ma jolie. Quand je ne suis pas ici, je suis sergent-chef, en fait.

Elle a ramassé prestement les deux billets.

— Sergent, si j’attends et si je réussis à parler à votre colonel, si je signe, ce sera en tant qu’adjudant d’intendance ou de matériel. Quelque chose d’aussi minable que ça. Je n’ai pas besoin de cet argent, mais je ne veux pas m’en faire non plus. Tout ce que je veux, c’est des vacances. Est-ce que vous auriez besoin d’un bon soldat bien entraîné ? Quelqu’un qui pourrait faire office de caporal ou même de sergent quand vos recrues commenceront à laisser des trous ?…

— Belle affaire ! Une millionnaire dans ma compagnie !

J’ai ressenti un élan de sympathie pour elle : un officier sans grade, c’était vraiment la dernière chose dont un sergent pouvait avoir besoin.

— Je ne vais pas jouer les millionnaires. Je veux seulement faire partie de la troupe. Et si vous n’avez pas confiance en moi, mettez-moi dans une autre section de combat.

— Je crois que je ferais bien de me faire examiner. Non, je vous prends et je ne vous quitterai pas de l’œil un instant.

Elle a ouvert un tiroir et pris un formulaire intitulé : Contrat restreint.

— Lisez ça. Signez. Ensuite, je vous ferai prêter serment. Des questions ?

J’ai jeté un vague coup d’œil sur le document. La routine : bouffe, solde, entretien, soins, primes et soldes. Plus une clause stipulant que les primes éventuelles ne seraient versées que dix jours après l’engagement. Ce qui était compréhensible. Pour moi, c’était une garantie : nous allions au combat, direct, c’est-à-dire que nous allions remonter le fleuve. Les primes, c’est le cauchemar des officiers de solde. Avec tous les recrutements qui existent de nos jours, il serait possible à un vétéran de signer cinq ou six contrats, d’empocher tout ce qu’il peut et de se réfugier dans n’importe quel État bidon, à moins qu’il n’existe une clause quelconque de restriction.

Le contrat était passé avec le colonel Rachel Danvers personnellement, ou avec son successeur légal en cas de décès ou d’indisponibilité. Le signataire s’engageait à exécuter tous ses ordres, ainsi que ceux des officiers et sous-officiers dépendant de son commandement. Je m’engageais à me battre sans merci, tout en respectant les lois internationales et les règles de la guerre.

Tout cela était si vaguement exprimé qu’il aurait fallu une belle escouade d’avocats venus de Philadelphie pour déterminer les failles… ce qui n’aurait eu en fait aucune importance, puisque le contestataire éventuel ne pouvait espérer qu’une balle dans le dos s’il insistait.

Comme me l’avait annoncé le sergent, la période était de quatre-vingt-dix jours, avec la possibilité de renouvellement sur accord du colonel et le paiement d’une nouvelle prime. Aucune clause d’extension ultérieure, ce qui m’amena à me poser une question : quel genre de contrat était-ce là ? Un garde du corps engagé pour six mois, un point c’est tout ?…

Ou bien mon sergent recruteur m’avait menti, ou bien on lui avait raconté des histoires et elle n’avait pas réussi à mettre le doigt sur ce petit détail illogique. Inutile de l’interroger. J’ai pris un stylo tout en demandant :

— Est-ce qu’il faut que je voie le médecin maintenant ?

— Vous plaisantez ou quoi ?

— Pas du tout. (J’ai soupiré et ajouté :) Je le jure, après qu’elle a eu marmonné quelque chose qui pouvait ressembler à un serment.

Elle a examiné ma signature.

— Ce V, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Vendredi.

— Eh, quel drôle de nom ! Moi, je vous appellerai Jones. En opération. Autrement, ce sera Jonesie.

— Comme vous voudrez, sergent. Est-ce que je suis de service dès à présent ?

— Oui, mais vous serez libérée dans un instant. Voici vos ordres : Au bout de Shrimp Alley, vous trouverez un escalier. La pancarte indique WOO FONG ET LEVY FRERES. Soyez là à quatorze heures pour embarquer. Empruntez la porte du fond. Jusque-là, vous avez le temps de vous occuper de vos affaires privées. Vous êtes libre de parler de votre engagement à des tiers mais vous encourrez des mesures disciplinaires si jamais vous venez à vous livrer en public à des spéculations quant à la nature de votre mission. (Elle avait débité ces derniers mots très vite, comme si elle les avait appris par cœur.) Avez-vous besoin d’argent pour votre repas ? Non, je suis certaine que non. Eh bien, ce sera tout, Jonesie. Heureuse de vous avoir parmi nous. Tout se passera bien.

Elle m’a tendu les bras.

Je me suis approchée. Elle a posé un bras sur mes hanches et elle m’a souri. Je me suis dit que le moment était mal choisi pour déplaire à mon sergent et j’ai répondu à son sourire avant de l’embrasser. Ce n’était pas si désagréable que ça. Sa bouche était parfumée.

18

Le Skip to M’Lou était un véritable bateau style Mark Twain, plus agréable que je ne m’y étais attendue, avec trois ponts, quatre Shipstones, deux pour chacun des équipages. Mais il était chargé jusqu’au plat-bord, et j’avais l’impression qu’il pouvait couler à la moindre brise.

Il n’était pas la seule unité militaire sur le fleuve. Un autre transport de troupes nous précédait : le Myrtle T. Hanshaw, à quelques longueurs. Je pensais aussi aux éventuels écueils cachés et j’espérais que leurs sonars étaient à la hauteur.