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Il faisait sombre et je ne voyais plus aucun débris alentour.

Il y avait sans doute des survivants dans l’eau mais je n’ai entendu aucun appel et je ne me sentais aucune obligation d’aller à leur secours. Je n’étais d’ailleurs même pas équipée pour ça. Non, si j’avais eu à sauver quelqu’un, c’eût été Mary, mais il n’y avait plus aucun signe d’elle.

Lentement, je me suis mise à nager vers l’ultime trace de soleil couchant. Je l’ai perdue après un instant et j’ai dû me mettre sur le dos pour examiner le ciel. Pas de lune. Quelques nuages effilochés. J’ai repéré Arcturus, puis l’étoile Polaire. J’ai changé de cap pour continuer à nager vers l’ouest. Toujours sur le dos, pour ne pas trop fatiguer. Comme ça, je pourrais nager pendant deux ans. Pas de problème et, le cas échéant, vous pouvez toujours vous relaxer en vous arrêtant. Et puis, après tout, je n’étais pas pressée. Tout ce que je voulais, c’était atteindre l’Imperium du côté Arkansas.

Le plus important, c’était de ne pas être déportée vers le Texas.

Problème : comment naviguer correctement de nuit dans un fleuve large de plusieurs kilomètres afin d’atteindre une hypothétique berge côté ouest… sans dériver vers le sud ?

Impossible ? Oui, c’est vrai, le Mississippi n’arrête pas de faire des méandres fous, comme un serpent aux os brisés. Mais « impossible » n’est pas un terme qui s’applique au Mississippi. En trois portages totalisant moins de quatre-vingt-dix mètres, et en franchissant deux anses sur trente kilomètres tout au plus… on peut se retrouver à plus de cent kilomètres en amont de son point de départ. C’est ça, le Mississippi.

Je n’avais pas de carte, je n’y voyais rien, mais je savais seulement que je devais toujours aller vers l’ouest. Et c’est ce que j’ai fait. Toujours sur le dos, le regard sur les étoiles pour ne pas perdre mon cap une seule seconde. Impossible de savoir si le courant me déportait vers le sud. Ma seule certitude, c’était que le fleuve allait toujours plus ou moins vers le sud et que, tôt ou tard, je me retrouverais sur la berge Arkansas.

Et c’est bien ce qui s’est produit. Une heure plus tard – ou deux ? –, alors que Véga était haute à l’est mais pas encore au méridien, j’ai pris conscience que la berge était au-dessus de moi, juste à ma gauche. Je me suis réorientée sans cesser de nager et, après un instant, j’ai rencontré un rocher auquel je me suis agrippée avant de me redresser avec précaution. J’ai pataugé dans quelques mares entre les écueils avant de prendre pied sur la rive.

Elle ne dépassait pas cinquante centimètres, à cet endroit. Mais il y avait une bonne couche de boue et de vase.

A la clarté des étoiles, il était difficile de distinguer le noir dense de l’eau des ténèbres de la végétation. Dans quelle direction aller ? La Polaire était occultée par les nuages mais Spica, au sud, et Antarès, au sud-est, restaient de bons repères.

Pour marcher vers l’ouest, il fallait couper droit à travers les fourrés noirs.

Ou bien retourner à l’eau, me laisser porter… et me retrouver demain à Vicksburg.

Non, merci.

Je me suis avancée dans la végétation.

Les quelques heures qui suivirent furent sans doute, ou presque, les plus longues de mon existence. Les plus mornes en tout cas. Je suis certaine qu’il existe des jungles plus denses et plus redoutables que la forêt du Mississippi inférieur. Mais il n’est pas question pour moi de les affronter sans avoir au moins une machette, ou même un couteau de scout !

Je suivais un parcours aussi tourmenté que celui du fleuve. Non, non, pas par-là ! Reviens sur tes pas ! Mais comment retrouver le nord ?

Je ne devais pas couvrir plus d’un kilomètre à l’heure. J’exagère peut-être. Ou bien c’est peut-être moins. Je passais le plus clair de mon temps, si j’ose dire, à me réorienter. Tous les dix ou vingt mètres.

Je sentais ou je devinais les mouches, les moustiques, les choses rampantes, et même les serpents, les vrais, les dangereux, des mocassins d’eau qui roulèrent sous mes pieds et disparurent en sifflant. Sans parler des oiseaux qui criaient, ululaient et trompetaient autour de moi, et battaient des ailes à mon approche pour disparaître dans des bruissements de feuilles quand ils ne s’envolaient pas en m’effleurant le visage. Je marchais dans une boue épaisse mais, parfois, cela devenait une vase gluante qui m’arrivait aux hanches et même au menton.

Trois ou quatre fois, je rencontrai de l’eau. Je réussis à ne pas dévier de ma direction. Quand je le pus, je nageai. C’étaient des bayous stagnants, à l’exception d’un bras d’eau au courant faible qui était peut-être un vague affluent du Mississippi. Quelque chose de très gros me frôla la jambe. Un poisson-chat géant ? Ils étaient censés vivre dans le fond. Un alligator ? En principe, il n’y en avait pas dans cette région. Une sorte de monstre du loch Ness, alors.

Il s’était bien écoulé sept ou huit siècles depuis le naufrage du Skip et du Myrtle quand je vis poindre l’aurore.

A environ un kilomètre à l’ouest, les hautes terres de l’Arkansas étaient discernables.

Un sentiment de triomphe et de soulagement m’envahit.

Mais aussi la faim, la soif, la fatigue, le picotement de quelques centaines de piqûres d’insectes et le sentiment d’être affreusement sale.

Cinq heures plus tard, je me trouvais en compagnie de Mr. Asa Hunter, dans son fourgon Studebaker attelé à un couple de mules de bonne race. Nous approchions d’une petite bourgade du nom d’Eudora. Je n’avais pas encore pu dormir mais j’avais eu droit à tout le reste – de l’eau, de la nourriture et un bon bain. Mrs Hunter s’était occupée de moi comme une vraie mère poule. Elle m’avait même prêté un peigne avant de me composer un splendide breakfast : œufs frits avec du bacon maison épais comme la main, pain de maïs, beurre, café, lait. En ingurgitant des parts énormes, je me dis que toute la boue de l’Old Man River valait bien un tel régal !

Elle insista pour laver ma combinaison souillée et je fus prête à repartir.

Je ne proposai pas d’argent aux Hunter. Il existe des humains qui ne possèdent que peu de biens mais qui sont riches en dignité et en orgueil. Leur hospitalité n’est pas à vendre. J’ai appris lentement à reconnaître ces qualités chez certains. Et, chez les Hunter, elles étaient évidentes.

Nous avons traversé le bayou de Macon, et le chemin est devenu une route peu à peu. Mr. Hunter a fait arrêter ses mules et il est descendu.

— Mademoiselle, je vous serais reconnaissant de bien vouloir descendre ici.

J’ai accepté sa main tendue.

— Quelque chose ne va pas, Mr. Hunter ? Vous ai-je offensé de quelque façon ?

— Non, mademoiselle, pas le moins du monde. (Il hésita.) Vous nous avez dit que votre bateau de pêche avait heurté un écueil, n’est-ce pas ?

— Oui…

— Ces écueils, c’est un sacré risque sur le fleuve… Hier soir, il s’est passé quelque chose. Deux explosions, du côté de Kentucky Bend. Très fortes. J’ai pu les entendre de chez nous. J’ai même vu la lueur.

Il s’est interrompu et je n’ai rien dit. Je savais que mon histoire avait été pour le moins faiblarde.

— Ma femme et moi, a repris Mr. Hunter, nous n’avons jamais eu d’ennuis avec la police impériale. Et nous n’en cherchons pas. Si vous marchez un petit peu en suivant cette route, vous arriverez à Eudora. Moi, je vais faire demi-tour pour retourner à la maison.

— Je comprends. Mr. Hunter, j’aimerais tant vous dédommager.