Pembina est à peine un village. Il m’a fallu retourner à Fargo pour dénicher un spécialiste, ce qui n’était rien en capsule. Le « spécialiste » dont j’avais besoin était du même genre que « Artistes & Cie » à Vicksburg, à cette différence près qu’il ne faisait aucune publicité dans l’Imperium. Pour le trouver, il me fallut un peu de temps et je dus graisser quelques pattes par mesure de prudence. Il était installé derrière un immeuble tout à fait banal, près de University Drive et de l’avenue principale.
Je portais encore la combinaison bleue avec laquelle j’avais plongé dans le Mississippi avant la destruction du Skip to M’Lou. Ce n’était pas par faiblesse sentimentale mais tout simplement parce que c’était le meilleur vêtement passe-partout que je connaisse. Avec ça, je pouvais me promener jusqu’à Luna City ou Ell-Cinq, où le monokini règne pourtant. Ça ne se froisse pas facilement mais ça se lave aisément, ça s’use au bout de quelques siècles, bref, c’est l’habit idéal de l’agent spécial qui ne veut pas se faire remarquer et qui ne tient pas à voyager avec des tonnes de garde-robe.
J’arborais une casquette passablement crasseuse sur laquelle j’avais épinglé l’insigne de « mon » syndicat, une ceinture à outils et, en bandoulière, des maillons de remplacement et un nécessaire à soudure.
Le tout bien fatigué, bien professionnel, y compris les gants de travail. Dans ma poche droite, j’avais un vieux portefeuille de cuir avec mes papiers d’identité qui prouvaient que j’étais « Hannah Jensen », de Moorhead. Une coupure de journal me montrait en collégienne, une carte de la Croix-Rouge disait que j’étais de groupe O, rhésus positif (ce qui était biologiquement exact) et que j’étais donneuse de sang, avec une interruption, pourtant, depuis six mois.
Je possédais quelques autres documents qui donnaient à Hannah Jensen une identité plus crédible, et même une carte Visa émise par la banque de Moorhead, à laquelle, cependant, il manquait le code magnétique qui aurait permis son utilisation. Ce n’était qu’un morceau de plastique et le Patron devrait me féliciter pour lui avoir permis d’économiser ainsi pas mal de couronnes.
Le jour venait de se lever et j’estimais que j’avais environ trois heures maximum pour franchir la clôture puisque les hommes de la véritable équipe d’entretien prenaient leur service vers dix heures. Avant cette heure, Hannah Jensen devrait disparaître. Aujourd’hui, j’étais au bout de mes réserves : je n’avais plus d’argent liquide en couronnes. Bien sûr, il me restait encore ma carte de crédit, mais je me méfie des limiers électroniques. Mes trois tentatives pour contacter » le Patron, la veille, toutes avec la même carte, n’avaient-elles pas déclenché quelque sous-programme qui permettrait de m’identifier ? Certes, j’avais réussi à m’éclipser en me servant de nouveau de ma carte pour le métro… mais avais-je vraiment échappé à tous les pièges électroniques ? Impossible de le savoir avec certitude. Non, tout se résumait à cette clôture frontière que je devais franchir. Coûte que coûte.
J’avançais doucement, luttant contre une envie brûlante de me mettre à courir. Je cherchais un endroit où je pourrais tranquillement couper la clôture sans être vue. Ce qui était difficile car la terre était à nu sur une cinquantaine de mètres de part et d’autre. Ce qu’il me fallait, c’était la protection d’arbustes et de buissons, un peu comme les haies en Normandie.
Mais le Minnesota n’est pas la Normandie.
Dans le Nord, il est même rare d’y trouver des arbres. En tout cas, dans le genre de paysage où je me trouvais. J’étais en train d’examiner un bout de clôture en me disant qu’après tout, puisque personne n’était en vue, je ne risquais rien, quand un VEA de la police est apparu. Il avançait lentement, en suivant la clôture. J’ai levé la main en un geste amical et désinvolte et j’ai repris mon chemin vers l’est.
Mais ils ont fait demi-tour et ils se sont immobilisés à une cinquantaine de mètres. Je suis donc revenue sur mes pas, et les deux gars sont descendus. Ils appartenaient sans le moindre doute à la police de l’Imperium et pas à celle du Minnesota.
Le plus gentil m’a lancé :
— Qu’est-ce que vous faites ici à cette heure ?
— Je travaille, quand on ne m’interrompt pas.
— Impossible. Vous ne prenez jamais votre service avant huit heures.
— Ça, c’est ce que vous croyez, mon grand. Ça date de la semaine dernière.
— On n’a pas reçu de notification.
— Vous voulez que le surintendant vous envoie une lettre ? Donnez-moi votre numéro et je lui ferai la commission.
— Te fous pas de moi, connasse. J’ai bien envie de t’embarquer.
— Allons-y. Ça me fera toujours un jour de repos. Et c’est vous qui expliquerez pourquoi le boulot n’a pas été fait.
— Laisse tomber.
Ils remontaient déjà dans leur VEA.
— Eh, les mignons ! Vous avez de quoi tirer une bouffée ?
Le pilote m’a dévisagée.
— Pas de ça en mission. Et tu ferais bien de faire comme nous.
— Pauvre lèche-cul !
Il a voulu me dire quelque chose, mais son petit copain a fermé le capot et ils ont décollé, juste au-dessus de moi, m’obligeant à m’accroupir. Je crois que je n’étais pas leur genre.
Je suis retournée auprès de la clôture en me disant que Hannah Jensen n’était pas très bien élevée. Elle n’avait pas la moindre excuse pour s’être montrée aussi grossière avec les Verts simplement parce qu’ils sont à vomir. Après tout, on laisse bien vivre les poux, les veuves noires, les morpions et les hyènes. Quoique je me demande souvent pourquoi.
Je me suis fait la réflexion que mes plans n’avaient pas été très bien conçus. Le Patron m’aurait sans doute donné une très mauvaise note. Pas très intelligent de découper cette clôture au grand jour, comme ça… Il valait mieux peut-être choisir un endroit plus protégé et revenir à la nuit tombée. Ou alors appliquer le plan numéro deux : essayer de passer la frontière à Roseau River.
Pour ça, je n’étais pas très enthousiaste. Dans cette région, les petits affluents du Mississippi sont du genre glacial. L’avant-veille, j’avais tâté des eaux de la Pembina, et je n’étais pas près de l’oublier. Brrr !
Non, le mieux était de me trouver un bout de clôture, de voir comment j’allais m’y prendre pour la découper, de me choisir un coin à l’abri des arbres, de dormir sous une bonne couche de feuilles en attendant la nuit. Mais, auparavant, il fallait répéter jusqu’au moindre geste afin que ça se passe comme dans du beurre…
J’étais en train de me dire ça quand, juste au sommet d’un petit talus, je suis tombée nez à nez avec un autre membre de l’équipe d’entretien, sexe mâle.
Quand on est en infériorité, on attaque. Ou bien dit-on que l’attaque est la meilleure défense ?…
— Qu’est-ce que vous foutez là, mon gros ?
— Je travaille sur la clôture. Et vous, mignonne ?
— Oh, ça va ! Laissez tomber ! Vous êtes sûr d’être sur le bon tronçon ? A moins que vous ne vous soyez trompé d’heure ?
J’ai remarqué, avec une pointe d’angoisse, que mon réparateur de clôture était équipé, lui, d’un joli talkie-walkie. Mais il fallait bien que j’apprenne le métier.
— Tu parles ! C’est le nouvel horaire : j’arrive à l’aube et on me relève à midi. Et c’est peut-être vous qui me relevez, non ? Ouais, c’est ça. Vous vous êtes fichue dedans en lisant la grille. Je crois que je vais appeler pour vérifier.
— C’est ça, ai-je dit en faisant un pas en avant.