Il a hésité.
— D’un autre côté, on pourrait peut-être…
Moi, je n’ai pas hésité. Je ne tue pas tous ceux avec lesquels j’ai une petite divergence d’opinions et je ne voudrais pas, pour rien au monde, que ceux qui lisent ce journal pensent ainsi. Je ne lui ai occasionné aucune lésion irréversible. Je l’ai simplement endormi. Momentanément.
Ensuite, j’ai pris un rouleau d’adhésif dans ma ceinture et je lui ai attaché les poignets aux chevilles. Avec un peu de sparadrap assez large, j’aurais pu lui faire un bâillon, mais ce n’était pas le cas. Le plus urgent était de couper cette clôture et je pouvais très bien le laisser appeler les coyotes et les lapins à l’aide.
Une torche laser comme celle dont je disposais était tout aussi apte à trancher l’acier qu’à le souder. En quelques secondes, j’ai découpé une longueur bien suffisante pour pouvoir passer. A la seconde où je me relevais, j’ai entendu :
— Eh ! Laissez-moi aller avec vous !
J’ai hésité. Il m’a dit qu’il avait autant envie que moi de se tirer des pattes des Verts. Qu’il fallait absolument que je le détache.
Ce que j’ai fait dans la minute suivante était complètement idiot. J’ai pris mon couteau et j’ai tranché le ruban avec lequel je l’avais attaché. Eh oui ! Et je suis passée à travers le trou que j’avais découpé sans perdre un instant de plus. Je ne me suis même pas retournée pour voir s’il me suivait.
Au nord, à moins de cinq cents mètres, il y avait quelques arbres. Je me suis élancée dans cette direction à une vitesse record. Ma ceinture me ralentissait et je m’en suis débarrassée sans cesser de courir. L’instant d’après, la casquette a suivi et « Hannah Jensen » est retournée au néant avec les gants, la torche. Tout ce qu’il en restait, c’était un portefeuille.
Je me suis enfoncée dans les arbres avant de me retourner.
Mon ex-prisonnier était à mi-chemin entre la clôture et moi, et deux engins VEA convergeaient sur lui. Celui qui était le plus proche portait la feuille d’érable du Canada britannique. Je ne distinguais pas le blason de l’autre, qui franchissait la frontière.
Le VEA canadien se posa et mon ex-prisonnier parut se rendre sans difficulté. Ce qui était raisonnable, car le deuxième engin se posait à deux cents mètres en territoire canadien, et il arborait le blason de l’Imperium. C’était sans doute celui auquel j’avais eu affaire.
Je ne suis pas une experte en droit international, mais il, me semble qu’on déclenche des guerres pour moins que ça. J’ai retenu mon souffle et augmenté ma perception auditive jusqu’à l’extrême limite.
Apparemment, il n’y avait pas non plus de spécialistes du droit parmi les policiers. L’altercation était bruyante et peu cohérente. Les Impériaux exigeaient la restitution du réfugié en invoquant le droit de poursuite. Un caporal de la Police Montée lui répondait (très justement, selon moi) qu’il ne s’applique qu’aux criminels pris en flagrant délit. Le seul « crime », ici, était le franchissement d’une frontière entre deux points d’entrée légaux, ce qui ne regardait en rien la police de l’Imperium.
— Et maintenant, virez-moi votre tacot et fichez le camp du Canada !
Le Vert jeta une réponse brève qui parut déplaire au Monté. Il claqua le capot de son cockpit et lança dans le haut-parleur :
— Je vous arrête pour violation de l’espace aérien du Canada britannique. Sortez et rendez-vous. N’essayez pas de décoller.
Bien sûr, le VEA impérial décolla immédiatement et refranchit la frontière. C’était sans doute ce que les Montés avaient voulu. Je suis restée où j’étais, parfaitement immobile. Maintenant, ils allaient avoir le temps de s’occuper de moi.
Mais ils ne parurent pas s’intéresser à moi et j’en conclus que mon compagnon de fuite avait à sa façon payé son passage. Il m’avait très certainement vue disparaître entre les arbres. Mais pas les policiers, j’en étais certaine. J’avais fait vite, parce qu’il était évident que découper ainsi la clôture allait déclencher l’alarme dans tous les postes de surveillance alentour. Et que les circuits allaient repérer avec précision le point exact d’effraction.
Mais il serait plus difficile d’établir le nombre de corps chauds qui étaient passés par la brèche. En tout cas, les efforts et les frais que cela supposait pouvaient décourager les meilleures volontés. Grâce à mon ex-prisonnier dont j’ignorerai toujours le nom, les Canadiens ne se lancèrent pas sur ma trace. Une équipe de réparation ne tarda pas à faire son apparition. Je les vis ramasser la ceinture à outils que j’avais abandonnée. Plus tard, une autre équipe apparut du côté impérial. Ils inspectèrent rapidement la réparation des Canadiens et repartirent.
Je me posai une ou deux questions. Si je me rappelais bien, mon prisonnier n’avait pas de ceinture quand il s’était rendu sans résistance. Donc, je pouvais en déduire qu’il l’avait cachée avant de franchir la clôture à ma suite. Il y avait sans doute été obligé puisque j’avais pu à peine me glisser dans la brèche.
Je reconstituai le scénario : les Canadiens avaient trouvé une ceinture à outils de leur côté. Les Impériaux en avaient trouvé une autre du leur. Résultat : ni les uns ni les autres n’avaient la moindre raison de penser que plus d’une personne avait franchi la frontière… aussi longtemps que mon ex-compagnon garderait le silence.
Je lui étais plutôt reconnaissante de sa courtoisie. Je connais certains hommes qui m’auraient gardé rancune du petit traitement que j’avais bien été dans l’obligation de pratiquer sur lui.
Je suis restée dans le bouquet d’arbres jusqu’à ce que la nuit revienne. Treize heures de morne ennui. Jusqu’à ce que je réussisse à rejoindre Janet (et Ian, peut-être), je n’avais pas la moindre envie que quelqu’un me voie. Un immigrant clandestin n’a pas besoin de publicité. Ce fut une longue journée, mais mon guru m’avait appris, par contrôle psychique, à dominer ma faim, ma soif et mon ennui, à demeurer calme, tous les sens en éveil. Quand la nuit fut tombée, je me décidai à sortir de ma retraite. Je ne connaissais le terrain que par les cartes que j’avais étudiées deux semaines auparavant. Mais je croyais le connaître bien. Ce qui m’attendait n’avait rien de bien complexe : il fallait couvrir cent dix kilomètres environ à pied avant que l’aube ne pointe et sans éveiller l’attention de quiconque.
Le trajet était tout aussi simple. D’abord vers l’est pour rencontrer la route qui menait de Lancaster (dans l’Imperium) à La Rochelle (Canada britannique), ville frontière facile à repérer. Ensuite vers le nord jusqu’aux faubourgs de Winnipeg, un grand tour de la ville vers la gauche, et la route nord très loin. Et le domaine Tormey encore moins. En fait, l’aube apparaissait quand j’ai aperçu les portes du domaine au loin. J’étais fatiguée, mais pas en aussi mauvaise forme que ça. Je suis capable de courir et de marcher style jogging pendant vingt-quatre heures d’affilée quand il le faut. J’avais surtout mal aux pieds et j’avais aussi très soif. J’ai appuyé sur le bouton de la sonnerie avec un soulagement immense.
J’entendis la voix familière :
— Ici le capitaine Ian Tormey. Vous entendez actuellement un enregistrement. Cette maison est sous la protection des Loups-Garous de Winnipeg. J’ai loué les services de cette société parce que je la juge compétente et que je crois que les rumeurs concernant les bavures dont elle serait coupable sont sans fondement. Les appels codés ne seront pas transmis mais le courrier sera acheminé. Merci de votre attention.
Ah, ça oui, Ian ! Merci du fond du cœur ! D’accord, je n’avais aucune raison de croire qu’ils allaient tous rester à la maison… mais l’idée ne m’avait même pas effleurée qu’il pourrait n’y avoir personne lorsque j’arriverais. J’avais fait un transfert, comme diraient les psys. Depuis que j’avais perdu ma famille de Nouvelle-Zélande, les Tormey représentaient pour moi la « maison », et Janet, sans nul doute, la mère que je n’avais jamais eue.