— Miss Vendredi.
Je me retournai. La femme portait la tenue des Yellow Cabs[14].
— Goldie !
Il m’avait fallu une seconde pour la reconnaître.
— Vous avez appelé un taxi ! Il faut traverser la Plaza et prendre la rue. Impossible de stationner ici.
Emportée par une douce vague d’euphorie, je me suis mise à raconter n’importe quoi en traversant la Plaza. Mais Goldie m’a fait signe de me taire.
— Vous avez appelé un taxi, miss Vendredi. Le Maître ne veut pas que nous nous fassions remarquer en quoi que ce soit.
— Mais depuis quand m’appelle-t-on « miss » ?
— C’est comme ça. La discipline s’est durcie. Si l’on m’a envoyée, c’est par une faveur toute spéciale, et aussi parce que je leur ai expliqué que je pouvais t’identifier sans mot de passe.
— D’accord. Parfait. Maintenant, tu ne m’appelles plus « miss » sauf en cas de nécessité absolue. Bon Dieu, Goldie ! je suis tellement heureuse de te voir que je crois que je vais pleurer…
— Moi aussi. Surtout que tout le monde te considère comme morte depuis lundi. J’ai beaucoup pleuré. Et je n’ai pas été la seule.
— Comment ? Moi, morte ? Mais jamais je n’ai été vraiment en danger. C’est la vérité. J’étais seulement perdue. Mais maintenant, vous m’avez retrouvée.
— Je suis tellement heureuse !
Dix minutes plus tard, j’entrais dans le bureau du Patron.
— Vendredi au rapport, monsieur.
— Vous êtes en retard.
— J’ai suivi l’itinéraire touristique, monsieur. Le Mississippi en bateau à aubes.
— Oui, j’ai entendu parler de ça. Il semble que vous soyez l’unique survivante. Je voulais seulement vous faire remarquer que vous étiez en retard aujourd’hui. Vous avez passé la frontière à douze heures cinq… et il est maintenant dix-sept heures vingt-deux…
— Mais bon sang, Patron ! J’ai eu des problèmes !
— Les courriers sont censés résoudre tous les problèmes sans être retardés le moins du monde, Vendredi.
— Mais je n’étais pas en mission ! Je ne portais aucun message. J’étais en congé et vous n’avez pas le droit de m’engueuler comme ça. Et si vous n’aviez pas déménagé sans me prévenir, je n’aurais pas eu le plus petit ennui. Il y a seulement deux semaines, je me trouvais à San José, ici même, et vous m’aviez sous la main !
— Il y a treize jours exactement.
— Patron, je crois que vous tergiversez et que vous refusez de reconnaître que tout cela est votre faute.
— Bien, j’admets cela, ne serait-ce que pour que nous cessions de nous quereller et de perdre du temps. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour vous prévenir, et sans utiliser les moyens de routine, Vendredi. Je suis désolé d’avoir échoué. Vendredi, que puis-je bien faire pour vous persuader que vous êtes pour notre organisation un agent d’une valeur extrême, unique ? Pour ce qui concerne les événements appelés jeudi Rouge…
— Patron ! Est-ce que nous avons participé à ça ?
— Qu’est-ce qui vous permet d’entretenir des soupçons aussi ignobles ? Mais non. Notre service de renseignements avait prévu ça. En partie grâce aux informations que vous avez rapportées de Ell-Cinq. Nous avions commencé à prendre les mesures nécessaires. A temps, du moins à ce que nous croyions. Mais les premières attaques ont eu lieu bien avant nos pronostics les plus pessimistes. Nous étions encore en plein transfert pour le jeudi Rouge et il a fallu franchir la frontière en force. Je veux dire à coups de pots-de-vin, mais sans violence. Nous avions lancé la notification de changement d’adresse et de code, mais ce n’est que lorsque nous avons pu rétablir les communications à partir d’ici que nous nous sommes aperçus que vous n’aviez pas accusé réception.
— Pour la simple raison que je n’ai absolument rien reçu !
— Je vous en prie, Vendredi. Lorsque je me suis aperçu que vous n’aviez pas accusé réception, j’ai essayé de vous appeler en Nouvelle-Zélande. Vous savez sans doute que les liaisons par satellite ont été interrompues…
— Je l’ai entendu dire.
— L’appel est passé trente-deux heures après. J’ai parlé à une certaine Mrs Davidson. La quarantaine, les traits marqués. C’était le leader de votre groupe-S ?
— Oui, c’est bien Anita. La maîtresse à bord. La reine, quoi…
— C’est l’impression que j’ai eue. Et aussi que vous étiez maintenant persona non grata.
— Je suis certaine que c’était plus qu’une impression. Allez, Patron, qu’est-ce qu’elle vous a raconté, cette vieille garce ?
— Oh ! presque rien. Que vous aviez quitté la famille sans prévenir. Que vous n’aviez laissé aucune adresse ni aucun code d’appel. Qu’elle refusait d’en prendre un pour vous, quel qu’il soit. Qu’elle était trop occupée. Que Marjorie avait semé la pagaille en partant. Elle m’a à peine dit au revoir.
— Patron, elle avait votre adresse de l’Imperium. Et également celles de Luna City, de Cérès and South Africa à cause de mes versements mensuels.
— J’avais compris. Mon représentant en Nouvelle-Zélande (ça, c’était bien la première fois que j’en entendais parler !) m’a déniché l’adresse du bureau de Brian Davidson, le mari senior de votre groupe. Il s’est montré un peu plus poli que la femme, et plus coopératif. C’est lui qui nous a appris quelle navette vous aviez empruntée au départ de Christchurch, ce qui nous a conduits au vol SB d’Auckland à Winnipeg. Là, nous vous avons perdue pendant quelque temps, jusqu’à ce que mon agent découvre que vous aviez quitté le port en compagnie du commandant de la navette SB. Nous avons alors contacté ce capitaine Tormey. Il s’est montré parfaitement courtois mais vous n’étiez plus là. J’ai le plaisir de vous dire, d’ailleurs, que nous avons rendu service au capitaine Tormey en lui faisant savoir que la police locale s’apprêtait à les arrêter, lui et son épouse.
— Mais pourquoi, grands dieux ?
— Ils sont accusés d’avoir hébergé un étranger ainsi qu’une ressortissante de l’Imperium durant l’état d’urgence. En vérité, le bureau de Winnipeg se désintéresse absolument de vous ou du Dr Perreault. Ce sont les Tormey qu’ils veulent. Les charges retenues contre eux sont plus graves. Un certain lieutenant Melvin Dickey serait porté disparu. La dernière trace qu’ils aient de lui est une simple déclaration faite au quartier général de la police. Selon lui, il était sur le point de se rendre au domicile des Tormey pour arrêter Perreault. On soupçonne un meurtre.
— Mais ils n’ont aucune preuve contre Janet et Ian !
— Non, certainement pas. C’est bien pour ça que la police veut les coffrer pour n’importe quel motif. Autre chose : le VEA du lieutenant Dickey s’est écrasé près de Fargo, dans l’Imperium. Il était vide. La police cherche des empreintes. Ils s’en occupent sans doute en ce moment même puisque la frontière entre le Canada et l’Imperium aurait été rouverte il y a une heure.
— Oh, mon Dieu !
— Du calme, Vendredi. Il y avait des empreintes dans les débris de l’engin, c’est vrai. Et ce n’étaient pas celles du lieutenant Dickey. Elles correspondaient aux empreintes déposées par le capitaine Tormey dans le dossier personnel de l’ANZAC. J’ai dit : elles correspondaient. A présent, elles n’existent plus. Vendredi, il se peut que j’aie jugé plus prudent de déplacer notre quartier général hors de l’Imperium, mais je n’ai pas perdu tout contact dans la région. Il me reste des agents. Et quelques retours de service à espérer. Non, il ne reste pas la moindre trace d’empreintes du capitaine Tormey dans la carcasse de ce VEA. Elles ont été remplacées par toutes sortes d’autres empreintes. Des gens vivants ou morts…